Drôle d'objet que Les Sept Samouraïs, entreprise démesurément ambitieuse ayant traversé les décennies comme les grands mythes ont pu traverser les millénaires. C'est que Kurosawa, en bon fer de lance du cinéma japonais, répond avec son chef d'oeuvre à cette étrange équation "ambition = humilité", paradoxe propre à faire les grandes histoires. Une équation qui consisterait à observer plutôt qu'à commenter, idée fertile dans le terreau japonais, pays du haïku : une poésie qui ne vient pas du sens que l'on donne aux choses, mais qui naîtrait comme d'elle-même, se matérialisant pour se donner à voir à ces quelques élus qui sauraient voir.
Kurosawa observe sans commenter donc, par cette mise en scène cherchant la fluidité plus que le sens, et ce afin d'élever son histoire au rang de mythe, aussi universel qu'il ne dirait rien de concret tout en nous laissant la possibilité de le faire parler. Car le mythe, et Les Sept Samouraïs ne fait certainement pas exception, permet de capturer ce qui réside d'habitude dans les sphères les plus abstraites de l'expérience humaine, amenant ainsi celui qui l'écoute/le voit, si ce n'est à en prendre conscience, au moins à apprendre de cette expérience. Voire, pour les plus optimistes, à y trouver du sens.
Une capacité à l'abstraction, donc, afin de récupérer toute la sève émotionnelle d'une histoire simple. Capacité qui se concrétise probablement le mieux dans la bannière dessinée par Heihachi : les paysans en bas, symbolisés par un caractère japonais ("au commencement était le Verbe", c'est pas ça qu'on dit ?), les samouraïs en haut, représentés par des cercles, symbole de perfection, d'absolu, et entre les deux, le triangle Toshiro Mifune : le personnage d'entre deux mondes, propre à faire balancer l'humanité dans cet équilibre donnant à la séparation de l'humain et du divin un semblant de sens (comme Ashitaka dans Princesse Mononoke, Jake Sully dans Avatar et tant d'autres).
Le film ferait donc passer notre "village-monde" du 7 (les sept samouraïs du titre), chiffre sacré par excellence, au 3 (les trois samouraïs restants en fin de film), chiffre autant de la séparation que de l'unité, bref chiffre de la réalité. Comment ? Par la mort de Kikuchiyo, qui par son trépas obtiendrait définitivement le statut de samouraï : il y a donc coïncidence parfaite entre l'arrivée du 7 (Kikuchiyo devient un samouraï, les amenant au nombre de 7) et du 3 (Kikuchiyo meurt en laissant trois samouraïs derrière lui), l'un ne pouvant exister sans l'autre. À l'image de l'humanité biblique qui, pour prendre conscience de la perfection du jardin d'Eden, doit en être chassé.
La notion de conscience est d'ailleurs au coeur du final du film, les samouraïs prenant connaissance de la finalité de leur combat en regardant les tombes de leur camarade et les paysans donner vie à la terre. Comme si, en contemplant l'univers au septième jour, Dieu vit que si cela était bon, il était également triste de comprendre le prix de la création. Ou, pour l'exprimer en terme plus psychologiques, comment l'humain a tendance à voir l'inconscience comme une bénédiction ("ignorance is bliss" dit le sergent-chef Sean Penn dans La Ligne Rouge), puis à prendre conscience de cette bénédiction, la faisant du même coup disparaître, devant ainsi recommencer jusqu'à ce que la mort vienne mettre une fin définitive à ce tourment universel.
Tout cela est bien abstrait et peu rigoureux, je m'en excuse, mais c'est le propre des mythes de lancer une infinité de pistes sans jamais les résoudre, de pouvoir être lu à tous les niveaux de lecture. Les Sept Samouraïs peut tout aussi bien être vu comme une fable politique, un commentaire sociologique, une étude psychologique, ou même un simple film épique à la mise en scène confondante de lisibilité. Il est facilement tout ça à la fois, et sans aucun doute plus encore. Seule solution face à ce torrent de signification : voir le film, encore et encore, afin d'épuiser au maximum tout ce qu'il peut nous apprendre. Tâche Sisyphéenne, pour rester dans les mythes.