... to the Machine.
Pour sa dernière apparition à l’écran, le personnage de Charlot ouvre les yeux sur le monde qui se métamorphose autour de lui. Annoncé comme un ouvrier dans le générique, il opère un cheminement inverse du schéma traditionnel, qui le fait quitter son statut de vagabond pour tenter des intégrations dans la communauté.
Ici, c’est donc un mouton parmi les autres, même si les troupeaux, le premier plan l’annonce avec malice, contiennent tous un individu qui se démarque par sa couleur. Et de la modernité, Chaplin dénonce avec un comique assez radical les effets dévastateurs sur l’individu. Le thème récurrent de la dévoration traverse ainsi tout le film : les machines rivent les hommes à la tâche, les réifient, cadençant leurs gestes, voire les nourrissent : Charlot mange des boulons, son chef se fait nourrir alors qu’il est lui-même mangé par les engrenages, et l’acte même de manger subit l’automatisation par l’invention d’une machine qui a tout d’un instrument de torture visionnaire, et que doit particulièrement affectionner l’auteur de Brazil, tout comme la multiplicité des écrans de surveillance, y compris aux toilettes…
Cette uniformisation dépasse le cadre strict de l’usine : en prison, on marche aussi au pas, et ceux qui tentent de contrer l’ordre établi, les grévistes, sont sévèrement réprimés. Et même lorsqu’il trouve un nouvel emploi de gardien de nuit, Charlot finit, ivre malgré lui de toutes les richesses qu’il surveille, par devenir un produit, endormi au milieu des tissus sur l’étalage.
Dernière astuce, celle d’un autre rapport à la modernité face à laquelle Chaplin doit faire des choix radicaux : le son. En vigueur depuis dix ans, alors que le cinéaste lui donnait 6 mois de vie, il ne peut plus en faire l’économie. On sait qu’il a commencé une version entièrement dialoguée du film, et qu’il a renoncé au bout de quelques jours de tournage. La parole étant l’apanage de la modernité, il l’inclut donc à partir du moment où elle est enregistrée, et la plupart du temps, au profit des industriels : publicité à la radio, messages vidéos du chef d’entreprise pour augmenter la cadence, démonstration de la machine à nourrir… Malin, Chaplin ne nie pas l’air du temps, mais l’asservit clairement à un propos qui fustige la modernité galopante tout en préservant son âme, celle du pantomime universel.
La charge est donc violente. Face à ce monde, un seul recours : l’anarchie poétique. Au mouvement atrocement linéaire de la chaine, la chorégraphie destructrice d’un employé devenu fou. (On remarquera l’astuce acide de Charlot dans cette scène, qui pour échapper aux ouvriers qui le coursent, relance la chaine, les obligeant, en bons automates, à reprendre le travail…) En réponse à la famine, l’apparition d’une pirate au charme ravageur, Paulette Goddard et son couteau dans la bouche, sa danse urbaine dont l’espoir est l’unique énergie.
Leur couple sera l’antidote à l’uniformisation : leurs rêves, une vision acide de l’american dream, qu’on s’amuse dans un grand magasin ou qu’on fantasme le home sweet home avec autant de sourire que d’amertume. Bricolage, précarité, allées et venues entre prison et emplois divers, la vie refus aux complices une quelconque stabilité.
Le sommet du film ne sera ainsi pas l’aboutissement d’une quête, mais la fameuse chanson de Charlot-serveur. Cette splendide idée le contraignant à enfin ouvrir la bouche est la pirouette suprême de Chaplin face au parlant : incapable d’apprendre les paroles, éjectant dès le départ des antisèches car la gestuelle, sa danse, prend évidemment le pas sur son chant, il livre un numéro d’anthologie dans lequel la langue imaginaire n’est qu’une béquille d’une pantomime toujours plus gracieuse.
A l’origine, Les Temps modernes devait mal se terminer : Charlot, atteint d’une dépression nerveuse, ne pouvait empêcher la gamine de rentrer dans un couvent, et ils ne se reverraient plus. Chaplin l’a donc modifié sur une fin plus ouverte, dans laquelle l’institution s’acharne tout de même à leur refuser une quelconque stabilité.
La route qui s’ouvre au couple est loin d’être un remède à la violence du monde qui ne cesse de les ingérer et les recracher.
Il reste le mouvement : le courage du parcours, et la grâce avec laquelle il est entrepris : Chaplin le maîtrise comme personne, et continuera, quoi qu’il en soit, à patiner au bord du gouffre.
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/rT4URlsOi_A
(8.5/10)