Je n'ai jamais eu une admiration complète pour Chaplin avec son mélange de burlesque et d'émotion qui souvent vire au larmoyant, j'ai toujours préféré l'humour décapant et imperturbable de Buster Keaton. Cependant, j'aime bien les premiers Charlot muets qu'il a tourné chez Mutual, Essanay ou Keystone, parce que le plus souvent basés sur la force du gag. Mais parmi ses grands films, les Temps modernes est sans aucun doute mon préféré, celui que je trouve le plus abouti et le plus efficace.
Ici, Chaplin s'en prend avec virulence au machinisme, au taylorisme implacable en dénonçant l'inhumanité du travail à la chaîne qui fait des ouvriers de véritables robots, l'aliénation par le travail, la dépersonnalisation de l'individu, et aussi l'aberration des inventions horribles qui écrasent l'homme (comme cette machine à manger vite, qui donne lieu à une scène d'une drôlerie irrésistible).
Ainsi, comme souvent dans ses films, Chaplin construit son film comme une mosaïque de petits sketches, et parvient à faire rire avec ces problèmes d'une Amérique de mécanisation et d'industrialisation à outrance qui au moment du tournage, est agitée par des troubles sociaux importants, provoqués par le krach de 1929 et la montée du chômage. En 1934, il y eut la grève des dockers qui paralysait le port de San Francisco et qui fut réprimée de façon brutale par la police. Autant dire que la pauvreté, la précarité et l'exploitation des ouvriers sont dénoncées par Chaplin avec distance et fantaisie, avec la politesse du grand artiste, avec son sens de la poésie et du comique (visible dans les scènes avec "la gamine"). Véritable conscience de l'Amérique, Charlot symbolise le dernier sursaut de l'homme victime de la société, du capitalisme et des machines. C'est pourquoi le film fut taxé de pamphlet social et fut mal accueilli dans ce pays qui n'a toujours visé que le profit, on lui a pour cela reproché une tendance politique proche du communisme.
Il a été depuis réévalué et reconnu comme un chef-d'oeuvre, Chaplin s'y montre pour la dernière fois dans la défroque de Charlot et adopte un point de vue idéaliste, en croyant malgré tout au bonheur, comme le symbolise son plan final qui voit les 2 laissés pour compte marcher de dos sur une route, en allant vers la liberté. L'osmose avec Paulette Goddard (qui épousera Chaplin juste après la fin du tournage) est parfaite, leurs scènes soulignées par le superbe morceau "Smile" sont marquées par une grâce exceptionnelle, l'actrice toute jeune, est rayonnante de joie de vivre et de défi aux entraves de la liberté. On ne peut oublier des séquences d'anthologie, comme la scène où Charlot est coincé dans les engrenages, celle de la machine à manger où il sert de cobaye, la partie de patins à roulette dans le magasin, le final qui rassure tout le monde, et celle où il chante dans un café sur "Je cherche après Titine" avec des paroles incompréhensibles, le film étant encore quasi-muet mais sonorisé. Un grand film qui dénonce mais dont la férocité est atténuée par la tendresse.