Les Vieux
6.9
Les Vieux

Documentaire de Claus Drexel (2023)

"On ne devrait pas vivre aussi vieux." vs "Je vais mourir en hurlant !"

De Claus Drexel, j'avais beaucoup aimé son Au bord du monde dans lequel il chroniquait avec son style particulier le quotidien d'une poignée de sans-abris et un peu moins son compte-rendu des laissés-pour-compte de l'Arizona dans le sobrement intitulé America. Le programme est ici à la fois très clair et très cadré, dans le même temps limité dans son champ d'observation et ouvert à une multitude de digressions : Les Vieux peut se résumer à des plans fixes focalisés sur une ou deux personnes très âgées, entre 80 et 100 ans, sans thématique fléchée, divaguant au gré des pensées et du moment. Régulièrement, des images (toujours en plans fixes) produisent du contexte, que ce soit dans les détails intérieurs ou au travers de paysages extérieurs. Un documentaire de niche, donc, avec son thème unique, qui fascinera ceux qui nourrissent une passion même infime pour les peaux parcheminées, pour les souvenirs vieux de près d'un siècle, tout en laissant les autres indifférents.


L'absence de cadre thématique imposé aux conversations est à la fois la grande force et la potentielle faiblesse d'un film comme Les Vieux : on imagine sans difficulté le travail de montage conséquent auquel Drexel a dû s'adonner pour aboutir à ce condensé de 90 minutes de témoignages. C'est toute la beauté de ce dispositif, on parcourt la France de nord au sud et d'est en ouest, on observe avec attention les soudaines variations d'accent, on constate les différences monumentales de vécu, de tempérament, d'origines. Leur point commun tout aussi monumental : ils ont traversé le même gros bout d'histoire, avec tous les bouleversements qu'a connu le XXe siècle. Ils sont tour à tour apaisés ou hantés par le regret, décontractés vis-à-vis de la mort ou désireux d'en finir au plus vite avec la vie, empreints de lucidité ou incroyablement drôles, marqués par une âme rebelle ou très émouvants.


Les Vieux prend le parti de ne jamais s'appesantir trop longtemps sur chaque personnalité, et avance comme un kaléidoscope de portraits fugaces. Cela peut dans un premier temps générer un certain inconfort, en lien avec l'absence de construction d'une potentielle relation avec eux, mais dans un second temps cela participe à former une mosaïque de témoignages passionnants, unis dans leur retranscription d'une mémoire conséquente. Leur état de santé, physique ou mentale, est très variable, certains entretiennent des rapports sociaux quotidiens là où d'autres vivent dans un isolement parfois pesant, mais tous ont survécu aux aléas du siècle écoulé, tous ont été marqués par les guerres, les maladies, le travail. Il y a cette femme qui souhaite donner son corps à la science (maintenant qu'elle ne peut plus faire don de ses organes devenus trop vieux), cet homme qui fait le récit de ses traumatismes de guerre (Seconde Guerre mondiale, Indochine, Algérie). Ceux qui attendent paisiblement la mort tout en l'exprimant de manière claire, posée, déterminée. Celles qui sont profondément fatiguées de vivre et qui l'expriment sans détour dans un sentiment d'inutilité assez marquant ("Je n'ai plus aucune utilité, on ne devrait pas vivre aussi vieux"). Et celles qui débordent d'énergie et d'enthousiasme en criant "Je vais mourir en hurlant !".


Drexel considère Werner Herzog comme un maître, et comme lui recherche davantage la "vérité extatique" que la "vérité du comptable" dans ses documentaires, il cherche à aller au-delà de ce que la simple énumération de petites vérités factuelles pourrait produire, sans travestir les témoignages. Et de fait, il se dégage de ces portraits des conditions tellement disparates, des considérations tellement contrastées, entre ceux qui veulent profiter de ce temps libre comme un enfant et ceux qui désirent plus que tout mourir, entre cet ancien baron déchu de sa noblesse et cet ancien mineur de fond. Cette somme conséquente de souvenirs et d'expériences, agencée de la sorte, mise de cette façon face au vide de la disparition prochaine, ne laisse résolument pas indifférent.


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Morrinson
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6

De magnifiques portraits, sur ceux qui ont fait la France d’hier.

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