Si certains morts revenaient au monde, et s’ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ?

Citation de La Bruyère, Les Caractères, 1688.

La réponse à cette question (réthorique) de La Bruyère s'illustre bien dans Les Visiteurs : du point de vue de Godefroy, comte de Montmirail, la France de la fin du XXe siècle est un monde dégénéré, inversé. Et si le comique de ce film repose en partie sur le ridicule de nos héros du passé, elle n'en demeure pas moins, et peut-être même avant tout, une satire cruelle de l'époque présente.

Le présupposé des Visiteurs reflète celui de La Bruyère, il est dur, impitoyable, mais conforme au principe aristocratique : les vertus (qualités physiques et morales) se transmettent par le sang. Ainsi Béatrice est le miroir quasi-parfait de son aïeule Frénégonde et sa générosité est celle du noble Godefroy. Mais quelque chose cloche. Le château familial n'appartient plus à Béatrice qui se contente d'une vie de bourgeoise rurale dans un modeste pavillon (on pense à Mme Bovary) épouse d'un dentiste colérique dont elle adopte le patronyme qui sonne comme un sobriquet "Goulard" ; on ne mentionne plus son titre de "comtesse" par respect, mais seulement par politesse, souvent feinte. Comble du déshonneur pour Godefroy, le propriétaire du château s'avère être le descendant de son valet Jacquouille. Le film précise encore que Jaques-Henri Jacquart est un « garçon assez nouveau riche, un petit peu précieux, de la famille de [leurs] anciens métayers ». La référence à l'aphorisme de La Bruyère est limpide.

Godefroy déteste cette époque dès les premiers instants où il la découvre. L'air empeste, la forêt est souillée, les prés sont barbelés, les routes sillonnées par d'étranges chariots ("du diable") ferrés : c'est un monde infernal. Les démons ne tardent pas non plus à se montrer. Ce ne sont pas d'immenses dragons, mais plutôt de vilains gnomes. A la vue du fier chevalier, le restaurateur hurle, le prêtre prend peur, les gendarmes s'affolent : on le raille, on l'attaque en meute, on le gave de tranquilisants... Si en premier lieu Béatrice se montre rétive et aussi étroite que son mari, elle finira par reconnaître sa parenté avec Godefroy et deviendra son seul véritable soutien, le guidant vers le moyen de regagner son époque. L'iruption merveilleuse (surnaturelle) de son aïeul lui fera réaliser à son tour la mesquinerie de ses contemporains.

Mais le film va plus loin que La Bruyère, puisqu'il fait également "revenir au monde" un métayer (ou du moins une personne sans titre) en la personne de Jacquouille. L'oeuvre répond alors à cette nouvelle question : quelle opinion un gueux pourrait-il avoir d'un siècle où sa descendance possède les châteaux et les maisons antiques des seigneurs ?

La réponse coule d'elle-même : dans ce monde inversé, le sous-fifre se voit soudain considéré avec égard, de par sa parenté évidente avec Jacquart, l'actuel propriétaire du château ; dans cette époque il n'est plus "la Fripouille", mais "Monsieur Ouille". La situation confortable de son double Jacquart lui fait croire que sa descendance n'est pas vouée à la même condition infâme. A tort, puisque tout propriétaire qu'il est, Jacquart ne se montre envers ses clients prestigieux que comme un indécrottable laquais. Sous ses airs d'aristocrate affairé, son naturel ressurgit à la moindre contrariété : irascible, méprisant, grossier, avare etc.

Le lien tendre et presque magique qui unit Godefroy à sa descendance s'inverse. Alors que Béatrice se démène pour venir en aide à un membre de sa famille qu'elle croit amnésique et sans-abri, Jacquart n'hésite pas à laisser son aïeul, qui ne peut s'offrir une chambre, dormir dans la forêt. Si Jacquouille est fier du "réussissement" de Jacquart, ce dernier niera jusqu'au bout sa parenté (évidente au yeux de tous) avec son aïeul, comme l'illustre bien le changement de patronyme qu'il finit par avouer honteusement. Ce lien familial rompu va naturellement conduire Jacquouille à s'émanciper et suivre sa propre voie, non seulement sous l'influence de Ginette, la clocharde tapageuse et désinvolte, mais aussi par le fruit d'un larcin commis dans le passé (le vol de bijoux sur la dépouille du duc). Comme prévu, le couple improbable dilapidera cette somme en vêtements criards, voiture décapotable et parties de bowling...

Lorsque Godefroy trouve enfin le moyen de retourner dans son époque, Jacquouille a toutes les raisons de vouloir rester. C'est que les appareils modernes et les produits d'hygiène ont sur ce dernier un effet exaltant. Ainsi dans la fameuse scène où il fait clignoter la lampe accompagnant son geste de "jour... nuit... jour...", il paraît grisé par le pouvoir de contrôler le temps. De même lorsqu'il vante à Godefroy les effets "anti-pourrissement" du dentifrice : plus fort que l'enchanteur, il croit avoir trouvé le remède à la mort. Ainsi encore c'est lui qui, vers la fin du film, explique à un Godefroy beuglant la bonne manière de parler dans un téléphone : le valet apparaît comme le civilisé, tandis que le noble n'est plus qu'une brute mugissante, presque un homme des cavernes.

A la fin, comme dans un conte de fée, chacun retrouve sa place légitime. Le chevalier Godefroy regagne son royaume et peut épouser sa promise. La servante (Béatrice) redevient princesse (propriétaire du château). Malgré ses défauts, le fidèle Jacquouille pourra rester dans un XXe siècle qui semble taillé à sa mesure. Quant à l'odieux Jacquart, la servitude et les brimades l'attendent à l'ombre des véritables seigneurs.

Claudric
8
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le 1 avr. 2023

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