Michel apprécie Bernard plus que ses propres frères. Bernard a grandi avec Marcel dont il est le voisin. Marcel est marié à Jacqueline.

Malgré leur différence d'âge, une chose au moins unit ces quatres personnes. Michel, Bernard, Marcel et Jacqueline militent tous sans exception à la CGT.

Et pour cause.

Michel n'a pas pu terminer le collège à cause d'une maladie des nerfs qu'il a héritée de son père (Albert). Il entrera donc à l'usine. Il a toujours voulu être le chouchou de ses parents, raison pour laquelle il a construit sa maison à côté de la leur. Manque de pot, c'est son frère Jean-Marie qui vient salir les assiettes parentales chaque dimanche avec sa femme et son mioche (Grégory). Leur mère (Monique) lui préfère même son gendre qu'elle surnomme affectueusement « Nonoche ». Michel n'a pas seulement hérité de la paranoïa d'Albert, il a aussi hérité de son manque de confiance en soi. Mais surtout, il a hérité de sa laideur. Ce qui n'est pas le cas de son frère. Jean-Marie possède un charme que Michel n'a pas. Un don pour la séduction, sans doute hérité de Monique, et qui fait que tout lui réussit : ascension sociale, bonheur familial. Cette bénédiction, Jean-Marie l'a transmise à son fils, Grégory, dont l'aura rayonnante rappelle avec insolence à Michel l'évidence de son infériorité.

Bernard, qui n'a pas connu sa mère, est élevé par sa grand-mère. La famille, ça veut dire quelque chose pour lui. Il rend par exemple fréquemment visite à sa tante que sa soeur (Monique) délaisse avec mépris. Il s'occupe de son fils qu'on dit être handicapé à cause du drain qu'il porte à la tête. Avec tout ça, il donne des coups de main à ses proches, entre deux interminables journées de travail. Bonne poire qu'il est.

Marcel et Jacqueline n'ont pas eu la chance de faire des études. À la filature, ils travaillent dur, pour des clopinettes. Pour engraisser ces salauds de patrons. Ces petits chefs arrivistes auxquels Marcel se vante de ne jamais serrer la main, à l'instar de son petit neuveu Jean-Marie qui à peine promu n'a pas hésité à trahir ses camarades et sa propre famille en quittant la CGT. Monique, soeur de Marcel, et son mari Albert sont pourtant fiers de leur petit « Giscard »...

Le père de Marcel, le vieux Léon, était un père aimant et protecteur. Pas comme Albert qui battait son fils bâtard, Jacky. Le bon père Léon fut accusé d'avoir engrossé sa propre fille, Louisette, l'autre soeur de Marcel. Mais Marcel, comme Léon, accuse Albert de ce crime.

Quand ces quatre-là s'invitent à dîner, autant dire qu'ils ne parlent pas de fleurs et de petits oiseaux. Après trois verres, ça n'empeste pas seulement l'alcool. L'envie et la rancoeur emplissent tout l'atmosphère. On se répète inlassablement la manière injuste dont les Villemin-Jacob traitent Jacky, Louisette, Michel et Bernard. Chacun en prend pour son grade. Les insultes fusent. Monique ? Elle faisait moins la fière quand elle voulait cacher son fils bâtard à sa famille. Ce serait rigolo si tout Aumontzey la soupçonnait d'en avoir un deuxième ! Peut-être qu'Albert lui mettrait encore sur la gueule, comme à l'époque où elle se réfugiait chez le père Léon. Jean-Marie aussi la ramènerait moins, s'il doutait d'être le gentil fils à son papa le fou. Le « chef » s'achète tout, même sa pimbêche, toujours bien sapée. Mais s'il arrivait quelque chose à son cher fils, ce n'est pas son argent qui pourrait le lui rendre, ha ha ha ! Ils se consoleront tous avec leurs billets ! Pauvres cons.

Le jour où le fils de Jean-Marie disparaît, Michel dit avoir reçu un coup de fil du tueur lui annonçant que l'enfant avait été enlevé. Alors que les recherches sont infructueuses, et face à l'insistance de Jean-Marie, Michel se rappelera soudain que le tueur a précisé qu'il l'avait : « étranglé puis jeté dans la Vologne ».

Peu après que l'affaire éclate, un journaliste surprend Bernard, un matin, au domicile de sa tante. Ce dernier lui avoue ne pas plaindre la famille du petit, ajoutant : « le pauvre con, dans la famille, c'est moi ». Interrogée par les autorités, Murielle, la jeune belle-soeur de Bernard qu'il hébergeait, fournit d'abord un alibi qui ressemble au sien. Questionnée à nouveau, elle avoue que Bernard et son fils sont venus la chercher à l'école. Puis qu'ils ont conduit jusqu'à la maison de Jean-Marie pour embarquer son fils. Puis qu'ils se sont arrêtés à un endroit où Bernard est parti avec l'enfant avant de revenir sans lui. Elle réitèrera ces propos devant un juge en y ajoutant de nombreux détails.

Interrogée pour la première fois pas moins de 6 ans après les faits, Jacqueline se montre réticente à répondre aux questions des autorités. Plusieurs expertises graphologiques, anciennes et récentes, la désignent pourtant comme probable auteure de lettres anonymes, dont une lettre de menaces adressée à Jean-Marie.

Entendu après l'assassinat, Marcel s'efforce tout d'abord de dissimuler l'amitié qui le liait à Bernard. Trente ans plus tard, avec son accent vosgien intact et de sa voix toujours éraillée, il affirmera ne se rappeler de rien. Il niera tout antagonisme avec Albert, ou même avec Jean-Marie, qu'il surnommera pourtant encore machinalement « le chef ».

En public, ni Jacqueline ni Marcel n'auront un mot de compassion pour l'enfant disparu, ni même pour ses parents. Les amants inséparables se présenteront comme les véritables victimes de l'affaire, eux qui ont, clameront-ils avec des airs indignés, « travaillé toute leur vie ».

Claudric
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le 1 nov. 2024

Modifiée

le 1 nov. 2024

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