Les Voyages de Gulliver est une exploration humaine tricéphale. Elle débute dans une petite ville d’Angleterre, en 1699. La guerre avec l’Espagne est à peine finie qu’une nouvelle avec la France y est déclarée. Le docteur Lemuel Gulliver a toutefois d’autres préoccupations : il soigne des patients qui n’ont pas les moyens de rémunérer son travail, ce qui le place lui-même dans une position financière délicate et occasionne des discussions irritées avec sa compagne Elizabeth. Quand il finit par accepter un poste de chirurgien sur un bateau à destination des Indes, c’est en dépit des réserves de sa bien-aimée, qui le suivra toutefois en se cachant dans la cale du navire. C’est précisément ici que le réel va se voir contaminé par le fantastique. Suite à une tempête, Gulliver échoue seul sur une île dénommée Lilliput, habitée par des individus de très petite taille et gangrénée par une guerre absurde. Cette dernière oppose les Lilliputiens aux habitants de Blefuscu ; elle est uniquement motivée… par deux manières antagoniques de casser les œufs ! Un enjeu nous intéresse cependant particulièrement : l’intégration du Géant Gulliver dans un empire de nains et la manière dont son gabarit colossal (aux yeux des Lilliputiens) va impacter la vie quotidienne et politique des autochtones.


Perçu d’abord comme un ennemi en raison de ses différences physiques, puis comme un héros après avoir révolutionné l’agriculture de l’île et privé Blefuscu de sa flotte de guerre, Gulliver est néanmoins entouré d’archers prêts à l’empêcher de nuire et continue d’être ostracisé en raison notamment d’un appétit équivalant, d’après un calcul pseudo-scientifique, à 1728 bouches lilliputiennes. Ses aspirations idéalistes pour l’île constituent la toile de fond de cette seconde exploration (la première étant l’Angleterre) : il imagine « un pays où règnera la paix, la sérénité et l’amour », « un paradis terrestre » sans prison ni envieux. Problème : « L’empereur vous déteste parce que vous lui êtes supérieur en toute chose », lui annonce-t-on. Confronté à des dilemmes moraux sur la meilleure manière d’agir, Gulliver remarque que les discordes puériles empoisonnent le quotidien des Lilliputiens, que la violence et la vanité font leur œuvre, mais refuse toutefois d’imposer la paix par la force pour ne pas se confondre avec l’empereur tyrannique qui règne sur l’île. Pendant que Jack Sher fraie avec la fable humaine et morale, Ray Harryhausen dispense des effets spéciaux qui, s’ils ont un peu vieilli, continuent d’émerveiller petits et grands. Certes, le détourage des personnages affiche parfois quelques scories, la lumière n’est pas toujours homogène quand deux plans se superposent, mais la sincérité qui se dégage habituellement des projets de Ray Harryhausen ne fait pas défaut ici.


Gulliver atterrit ensuite à Brobdingnag, une île de géants en comparaison desquels il apparaît aussi petit que les Lilliputiens. Tirés d’un roman de Jonathan Swift, ces voyages constituent autant d’invitations à l’aventure. Aussi, dans ce royaume où il paraît diminué, et qu’il découvre malgré lui, Gulliver va être rapidement considéré comme un sorcier en raison de ses connaissances scientifiques. Il devra d’ailleurs affronter un crocodile, animé image par image, dans une lutte à mort. La tolérance est ici questionnée : l’obscurantisme des géants condamne le progressisme dont Gulliver se fait porteur, tandis que la petitesse est considérée par les autochtones comme une volonté de Dieu de faire de certains hommes… des jouets. A-t-on déjà vu pire déterminisme ? Entretemps, l’humour aura eu le temps de produire ses effets, notamment à l’occasion de l’une ou l’autre tirade (« Je ne fais pas de politique, je suis toujours loyal envers le plus fort ») ou au détour d’une scène absurde (par exemple, les épreuves insensées pour devenir Premier ministre de Lilliput). Les aventures, les effets spéciaux, les questions philosophiques, l’humour, la romance entre Gulliver et Elizabeth : c’est un peu par magie qu’on parvient à un équilibre subtil capable de ravir, dans des proportions semblables, parents et enfants.


Article publié sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
7
Écrit par

Créée

le 5 nov. 2019

Critique lue 214 fois

6 j'aime

Cultural Mind

Écrit par

Critique lue 214 fois

6

D'autres avis sur Les Voyages de Gulliver

Les Voyages de Gulliver
Boubakar
6

Petit mais costaud.

Est-il besoin de rappeler les voyages de Gulliver ? Quoique le film a fait le choix de ne proposer que deux aventures du voyageur sur les quatre du roman, donc uniquement les liliputiens et les...

le 12 nov. 2020

3 j'aime

Les Voyages de Gulliver
greenwich
6

Les voyages de Gulliver (1960)

Il s'agit de l'une de nombreuses adaptations du célèbre roman de Jonathan Swift. L'histoire se déroule en Angleterre au dix-septième siècle. Le docteur Gulliver est fiancé mais il n'a pas d'argent...

le 26 juil. 2015

3 j'aime

6

Les Voyages de Gulliver
abscondita
7

The 3 Worlds of Gulliver

Ray Harryhausen exploite pour la première fois un roman, le célèbre récit des voyages de Gulliver de Jonathan Swift. . Le scénario est assez éloigné du texte d’origine et il ne faut pas chercher à y...

le 17 oct. 2021

1 j'aime

Du même critique

Dunkerque
Cultural_Mind
8

War zone

Parmi les nombreux partis pris de Christopher Nolan sujets à débat, il en est un qui se démarque particulièrement : la volonté de montrer, plutôt que de narrer. Non seulement Dunkerque est très peu...

le 25 juil. 2017

68 j'aime

8

Blade Runner
Cultural_Mind
10

« Wake up, time to die »

Les premières images de Blade Runner donnent le ton : au coeur de la nuit, en vue aérienne, elles offrent à découvrir une mégapole titanesque de laquelle s'échappent des colonnes de feu et des...

le 14 mars 2017

62 j'aime

7

Problemos
Cultural_Mind
3

Aux frontières du réel

Une satire ne fonctionne généralement qu'à la condition de s’appuyer sur un fond de vérité, de pénétrer dans les derniers quartiers de la caricature sans jamais l’outrepasser. Elle épaissit les...

le 16 oct. 2017

57 j'aime

9