Tout commence avec l'histoire de deux frères : Dave et Max Fleischer. Ils cherchent à concurrencer Walt Disney depuis les années 1920 sur le marché naissant de l'animation, à travers leurs studios Fleischer Studios. Après avoir déposé un brevet pour le rotoscope, une technique permettant d'animer les personnages de manière réaliste et à moindre coût, et après avoir créé les personnages de Koko le Clown, Betty Boop et Popeye (adapté d'une bande dessinée), les frères Fleischer se voient dans l'obligation de s'auto-censurer suite à l'arrivée d'un nouveau code restreignant la nudité dans l'animation. Betty Boop devient alors assexuée et n'intéresse plus personne. Paramount Pictures, le distributeur des frères, les pousse donc à adopter un style plus accessible au public, c'est-à-dire un style plus proche de celui de Walt Disney.
Nous sommes deux ans après Blanche-Neige et les Sept Nains. La compétition est à son comble. Paramount se voit dans l'obligation de réaliser un long-métrage d'animation pour rivaliser avec celui de Disney. Une équipe d'animateurs inexpérimentés et mal vendus est constituée, le budget est très serré... Difficile pour Dave Fleischer de s'imposer sur le marché !


C'est dans ce climat que naît Les Voyages de Gulliver. Le film raconte l'histoire d'un jeune homme appelé Gulliver, qui échoue sur Liliput, un minuscule royaume, qui se trouve être en guerre depuis des lustres avec son rival Blefuscu. Une nouvelle guerre vient d'être déclarée, car les deux rois doivent trouver un accord pour choisir l'hymne qui rythmera les noces de leurs enfants, le prince et la princesse. Gulliver va tenter d'adoucir les mœurs du royaume pour faciliter la romance des amoureux...


Dave Fleischer tire son inspiration du roman éponyme de Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver. Il reprend la plupart des éléments, tels que les noms de Lemuel Gulliver, de Liliput et Blefuscu, mais décide d'y ajouter une histoire d'amour. On se retrouve alors dans une sorte de Roméo et Juliette, avec davantage d'humour.
J'avoue m'être un peu demandé quelle était la nécessité d'ajouter cet élément, avant de me laisser convaincre. Certes, c'est un bon argument de vente. Les Voyages de Gulliver sans prince et princesse n'aurait jamais pas rivaliser avec le nouveau Disney. Les enfants se seraient vite lassé de l'histoire. De plus, c'est aussi l'occasion d'insérer dans le film des chansons d'amour, un peu dans le style « Un jour mon prince viendra ». Mais finalement, je me suis laissé convaincre par l'idée. Le prince et la princesse apportent de la nuance au film, beaucoup de douceur et de sérieux aussi. Ils tranchent complètement avec les autres personnages qui, à l'exception près de Gulliver, sont tous humoristiques, tant dans leurs graphismes que dans leurs actions.
Le message est le même que dans le roman. Gulliver fait son apparition comme une sorte de Messie pour dire aux dirigeants qu'ils feraient mieux de se préoccuper du bien-être de leur peuple plutôt que de continuer à faire la guerre. Là où Jonathan Swift cherchait à rédiger une satire sociale et politique, et là où Aleksandr Ptushko dans Le Nouveau Gulliver, long-métrage d'animation russe sorti quatre ans plus tôt, cherchait à faire de la propagande marxiste, j'ai l'impression que Fleischer tente avant tout de réaliser un film accessible aux enfants, doux et enchanteur.
Néanmoins, rappelons que nous sommes en décembre 1939 quand le film sort. La Seconde Guerre a déjà commencé. Fleischer l'aurait-il prémédité ? Souhaitait-il rappeler aux enfants que l'amour est plus fort que la guerre ?


Nous pourrions reprocher au réalisateur américain de n'avoir rien inventé. Il ne fait que mettre en scène un célèbre roman et s'inspire d'un autre pour ajouter de la nuance. De plus, notons ces nombreuses ressemblances avec Blanche-Neige et les Sept Nains, notamment avec les bonnets des espions, très similaires à ceux des Nains. Il semblerait aussi que Blanche-Neige se soit métamorphosée en Liliputienne lorsqu'elle se présente à sa fenêtre à l'annonce du géant sur la plage. Mais peut-être était-ce la volonté de Fleischer de se moquer de la princesse Disney qui s'évanouit pour un rien...


Je pense qu'il est aussi important de rappeler que, lors de la création du personnage de Blanche-Neige, les Studios Disney ont rencontré des difficultés pour éviter la ressemblance entre leur héroïne et Betty Boop, cette dernière constituant la figure de référence féminine en animation...


Quoi qu'il en soit, je ne tiens pas à débattre de la question « qui a copié qui ? ». J'ai beaucoup apprécié les deux dessins animés, même si j'ai plusieurs choses à leur reprocher.


L'élément que j'apprécie le moins dans Les Voyages de Gulliver est sans nul doute le graphisme de Gulliver. Certes, il y a une véritable volonté chez Fleischer de créer un graphisme différent pour les Liliputiens (plus humoristique et enfantin) et le géant (plus réaliste), mais malgré cette idée, je trouve que l'apparence de Gulliver laisse sérieusement à désirer. Je pense que j'aurais aussi eu peur à la place des Liliputiens, en le voyant arriver (surtout quand il commence à taper sur sa cuisse pendant le spectacle...).
Peut-être sommes-nous moins indulgents avec les dessins animés en 2D, car nous y sommes trop habitués ? Il n'empêche que le graphisme de Gulliver et des décors, ainsi que les couleurs employées n'ont pas la précision de celles de Blanche-Neige et les Sept Nains. Mais la différence budgétaire entre les deux films en est probablement la responsable...


De plus, je trouve que certaines scènes humoristiques et certains dialogues ont tendance à tourner un peu en rond et à trop se répéter. Le film m'a semblé prendre beaucoup de temps avant de démarrer. Après la scène d'ouverture, nous avons la scène sur la plage où les villageois découvrent le géant (10 min), puis ils doivent le ficeler (7 min), et Gulliver ne se réveille finalement qu'à la moitié du film.


Malgré ces éléments négatifs, je suis restée admirative devant certains effets visuels, comme le flux et reflux des vagues, la fluidité des mouvements ou les décors qui défilent lorsque les personnages courent.
De même, je retiendrai de nombreux passages, comme la scène émouvante où le Roi Bombo entend la chanson « For ever » et se sent fatigué de devoir faire la guerre au Roi Little. On comprend que tout le monde en a marre de faire la guerre, mais continue car il en a toujours été ainsi.


Certaines idées débordent de créativité, comme les moyens employés par les Liliputiens pour ficeler Gulliver, les serviteurs du roi Bombo qui se penchent tellement qu'on finit par souffrir à leur place, le roi Little qui se fait surprendre en train de danser par la princesse, Gulliver qui fait danser ses doigts avec le roi Little, la chaîne de ronflements musicaux des villageois qui dorment...
Je pourrais encore citer de nombreux éléments. Des petits gags qui font toute la richesse de ce dessin animé, mais qui n'ont malheureusement pas réussi à l'imposer dans nos mémoires, et à faire rivaliser le Liliputien Fleischer avec le géant Disney.

Créée

le 21 janv. 2020

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Lilymilou

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