L'été, dans le nord de la Russie, vers Saint-Pétersbourg par exemple, est un moment particulier.
C'est, tout d'abord, une période de lumière. Il y a les fameuses nuits blanches, ces moments où l'on sort tous dans la rue pour se gorger de cette lumière qui fait tellement défaut à l'autre bout de l'année.
De ce fait, l'été, c'est une période de liberté. On est enfin libéré du carcan d'un hiver qui dure facilement huit mois, où domine l'obscurité et où l'on reste enfermé chez soi.
L'été à Saint-Pétersbourg, c'est ce moment dont on profite d'autant plus que l'on connaît sa brièveté et que l'on sait que, sous peu, l'immense tunnel hivernal s'installera à nouveau et figera tout le pays.
C'est exactement cela que j'ai ressenti en regardant ce très beau film, intitulé justement L'été (en russe Лето, Leto). Kirill Serebrennikov sait merveilleusement bien donner à l'ensemble de son film la saveur de l'été pétersbourgeois. Il faut voir cette scène, absolument splendide, où nos jeunes musiciens sont sur la plage, jouent, chantent, se baignent, font les cons, et la caméra semble ne pas quitter ce soleil. Les personnages sont plongés dans la lumière. Tout rappelle cette liberté : la musique, les paroles, les danses, le cheveux au vent, les habits qui n'ont plus rien de soviétique...
C'est là qu'est, pour moi, le cœur du film. Le rock comme un espace de liberté certes restreint, mais effectif au sein d'une URSS qui a toujours conservé ses réflexes. Leto redonne toute sa force subversive au rock. Le film rappelle que le rock est tout sauf institutionnel. Plusieurs fois nous voyons comment le régime soviétique, ne pouvant empêcher le rock, essaie de le « désinfecter », de lui ôter son caractère dangereusement subversif.
En ce sens, le lieu principal du film, le fameux Rock-club de Léningrad, semble avoir une double fonction. D'un côté il permet bel et bien à des groupes de rock de jouer devant du public et de se faire connaître. Et en même temps, il semble vouloir les contrôler. Il faut voir comment les gardes circulent dans les rangs du public et avertissent, avec plus ou moins de sympathie, les personnes qui manifesteraient trop de laisser-aller.
Tout est déjà présent dans cette scène d'ouverture : le cadre rigide de l'URSS et des jeunes qui cherchent à s'en libérer. Mais pour s'en libérer, justement, il faut encore être dedans. C'est de l'intérieur que le carcan explosera. Aucun des personnages du film ne parle de partir à l'Ouest (ce qui est la vision déformée que les Occidentaux ont toujours donnée du peuple soviétique). Leto montre comment il fallait se battre pour chaque minuscule petite liberté, pour chaque millimètre de terrain à acquérir.
Kirill Serebrennikov fait un grand film politique, d'autant plus grand que Leto ne cherche pas à délivrer de message. Il montre le rapport entre deux forces, la force d'inertie d'un régime soviétique dont rien ne dit, ici, qu'il est en train de se désagréger, et la force de mouvement d'un rock qui retrouve toute sa force dans cette volonté de se libérer des carcans. Ici, il ne sera jamais question de politique, on ne débattra pas des tentatives de réformes d'Andropov ou de l'immobilisme de Tchernenko, et pourtant Leto est un grand film politique, un des plus importants sans doute de ces dernières années.
Et cette politique se joue sur scène, avec une guitare à la main.
La musique est le personnage principal du film. Elle est partout. C'est elle qui s'insinue dans la vie des personnages, c'est elle qui semble s'immiscer dans les failles de l’État pour les élargir. Il faut voir ces jeunes braver les interdits d'une façon qui, pour nous, nous paraîtrait timide, mais cela représentait pourtant des prises de risques rares. Il faut voir surtout ces scènes délirantes où, d'un coup, la rue, le tram, le pays se met à chanter. La liberté n'est alors plus seulement une notion dont traite le film, elle se retrouve dans sa réalisation elle-même. Même si, à chaque fois, on nous rappelle que « этого не было » (ceci n'a pas eu lieu) (toujours ce choc entre les aspirations et la réalité, le mouvement et l'inertie), ces scènes restent en tête comme des instants acquis face à l'immobilisme.
Bien entendu, dans ce film, nous avons Viktor Tsoï, première rock-star russe. Là aussi, avec beaucoup d'intelligence, le film évite le piège du biopic (genre qui nous ferait forcément retomber dans l'immobilisme et l'inertie, tant l'originalité et la liberté semblent en être exclues). Non, Viktor Tsoï est ici, avec Mike Naoumenko, ce symbole de la liberté, cet été inattendu qui a surgit sur la Russie dans les années 80. L'image de cet été de liberté et de lumière est encore renforcée par la brièveté de leur vie (Tsoï est mort à 28 ans et Naoumenko à 36 ans). Leur décès correspond, à peu de chose près, à la chute de l'URSS. Comme s'ils avaient permis, avec leurs guitares et leurs mots, de faire éclater la gangue. On sait bien que ce n'est pas totalement le cas (этого не было), mais Serebrennikov fait un film de rêve bien plus que de réalité.
Leto, ou le sentiment fragile et fugace de la liberté...