L’Amour Ouf, encore dans les salles, a déjà ravivé la flamme nostalgique d’une grande part du public français : un retour de quelques décennies en arrière, où les passions adolescentes, la violence et la musique composent un récit fondateur romanesque, assorti de quelques aspérités susceptibles d’exacerber les passions.
Leurs enfants après eux (adaptation du prix Goncourt 2018) s’inscrit dans la même veine : sur quatre étés espacés de deux ans, entre 1992 et 1998, le récit retrouve trois adolescents s’initiant aux fausses promesses du réel. Amour, conflit, déréliction sociale et effondrement parental, le tout dans un décor propice à une telle désillusion, à savoir la Lorraine des hauts fourneaux désormais éteints. Les frères Boukherma, remarqués pour leurs explorations décalées du genre (Teddy, L’Année du Requin), s’essaient donc à un registre plus classique, non sans y ajouter une patte personnelle : l’image granuleuse se met au diapason d’un monde décapé de tout glamour, et le récit se voit souvent sapé de son potentiel pathétique par une gestion radicale des ellipses.
C’est là, sans doute, l’intérêt principal du film : s’intéresser à des instants précis, et le plus souvent cathartiques, où la violence explose, un chapitre se clôt ou un nouveau départ s’initie. Et, par une brusque rupture, ne pas traiter de ses conséquences, si ce n’est par bribes très éparses lorsque le récit reprend, deux ans plus art, alors que tout cela ne relève plus que du souvenir pour les protagonistes.
Cette distance apparente s’applique également au propos social, que les réalisateurs également scénaristes ont le tact de ne pas forcer. Le décor suffit à placer les personnages face à leur déterminisme : une usine en sommeil, un dialogue au-dessus de la ville pour commenter ses différents secteurs, et de brèves informations sur des destins qui stagnent face à l’absence de perspectives.
Mais le film ne tient pas pour autant à limiter son ambition narrative et émotionnelle, et traque les montagnes russes sur lesquelles s’embarquent ces individus quittant l’enfance. En découle un véritable juke-box compilant tous les incontournables de l’époque, avec plus ou moins de bonheur, du clip assez poussif sur les Red Hot ou Metallica, aux reprises par une chorale de certains standards dont les Pixies. C’est surtout lorsqu’on convoque la musique populaire française que la magie opère, pour une très belle scène de répit collectif (un feu d’artifice sur le Que je t’aime de Johnny) ou la naissance d’un amour sur un slow de Cabrel, vue depuis l’échec abyssal paternel.
Le film tente, à la manière de celui de Lellouche, des sursauts, investit le western (intense confrontation des deux protagonistes entre deux rangées de garages), l’ultra violence ou le sexe aussi fiévreux que malhabile. L’ensemble, assez bancal, n’est pas toujours bien servi par le jeu d’un Kircher qui ne convainc pas en ado de 14 ans, et peine à prendre en charge celui qu’il est censé être devenu à 20 ans, toujours empêtré dans les mêmes tics et cette diction qu’on lui connaissait déjà chez Honoré ou Cailley. Certains motifs narratifs (le caméo de Quenard, Hacine s’improvisant soudain dealer dominant) souffrent ainsi des ellipses et semblent plaqués pour nous servir l’intensité exigée sans qu’on ait pu l’anticiper et lui accorder du crédit.
Ce pas de côté par rapport aux enjeux traditionnels de la narration déstabilise autant qu’il séduit : il frustre en semblant oublier tout le déploiement et la construction psychologique des personnages ; mais il offre aussi, jusqu’à son étonnant final (qui n’est pas sans évoquer l’ambivalence de la course finale des Valseuses) un surplomb désenchanté, une poignante ode aux occasions manquées, qui proclame que la vie continue, et qu’il faudra charrier ces fardeaux tout en gardant dans le viseur une ligne d’horizon, aussi blafarde soit-elle.
(6.5/10)