Ils s’emmerdent. Anthony et son cousin s’emmerdent. Anthony nous le balance face caméra dès la première seconde du film. Car oui, on s’emmerde quand on a 14 ans, en cet été 1990, dans cette vallée de l’Est hérissée de hauts fourneaux qui ne brûlent plus, dans cette vallée qui lentement se déserte. Le magnifique roman de Nicolas Mathieu racontait ça, sur presque une décennie. Racontait une région qui se meurt et des espoirs envolés, des envies bridées et des sentiments en ébullition. D’amour, de haine, de rage, de souffrance… Avec un prix Goncourt à la clé, une adaptation ciné s’est évidemment très vite profilée (avec Gilles Lellouche aux commandes). Trop accaparé par la réalisation de son Amour ouf, il abandonne le projet dont il deviendra pourtant l’un des producteurs (et acteurs).
Il est donc confié, sur les conseils de Lellouche, à Ludovic et Zoran Boukherma, d’abord engagés comme scénaristes. Puis qui en deviendront les metteurs en scène. Adapter, c’est forcément trahir un peu, dit-on. C’est y apporter sa vision personnelle, ses élans intimes. Mais s’emparer d’un roman dense comme celui de Mathieu pour le ramener, sur presque deux heures et demie, à une espèce d’amourette contrariée, ça ne valait vraiment pas le coup. Exit donc la fresque générationnelle et politique du roman qui disait la lutte des classes, le déterminisme social, le conditionnement culturel, la mémoire ouvrière, le racisme ordinaire, l’usure physique et morale de ces femmes et ces hommes bouffés par le désœuvrement (on n’était jamais loin d’Édouard Louis).
Certes, on ne voulait pas du Dardenne ni du Loach (pitié !). Mais les frères Boukherma ont oblitéré l’essence même du récit de Mathieu et, plus dommageable encore, ont fait un film se ratatinant sur un seul protagoniste, Anthony, quand le roman était ouvert, vaste et polyphonique (et dire que les producteurs, on croit rêver, ont osé vendre à Mathieu du Paul Thomas Anderson, voulant sans doute faire référence à ses films choraux Boogie nights et Magnolia ou à sa chronique adolescente Licorice pizza…). Les autres personnages, Hacine et Stéphanie surtout, sont ainsi réduits à des figures accessoires sans plus d’épaisseur (l’arabe revanchard, la jolie fille qui fait tourner la tête), quand ils faisaient partie intégrante du portrait à vif, morcelé, de cette jeunesse des années 90 qui se cherche, qui vibre et qui déchante.
Et puis on ne pourra ne pas signaler cette grosse erreur de casting en la personne de Paul Kircher qui incarne Anthony, décrit dans le roman comme petit, trapu et un peu bagarreur, et que les frères Boukherma ont transformé en échalas tête à claques à la moue boudeuse que Kircher joue avec peu de nuances, se contentant d’aligner trois expressions pendant tout le film : je fais la gueule, je souris, je regarde dans le vide. Louis Memmi, qui joue le cousin, semblait du coup plus approprié. Bizarrement, avec tous ces défauts, le film n’est pas déplaisant à regarder, l’interprétation, hors Kircher, est remarquable (Ludivine Sagnier, Sayyid El Alami, Lellouche…), il y a même de belles scènes (et puis d’autres non), parfois de beaux instants suspendus dans une sorte de poésie brute, mais pour tout ça il faut, bien sûr, faire fi du matériau d’origine dont il n’a gardé, trop simplement, que la trame principale et ses enjeux les plus flagrants.
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