Leviathan
7.1
Leviathan

Documentaire de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel (2013)

J’ai vu Leviathan le 23 janvier 2013 au Centre Pompidou dans le cadre du festival Hors Pistes. Le projet de deux ethnologues, Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, consistait en un documentaire sur l’industrie de la pêche Nord-Américaine au large du port de New-Bedford. Le résultat excède et résiste largement à toute tentative de classement. Rares sont les films, fictions ou documentaires, s’approchant autant des sentiments de dépaysement et d’immersion. Effectivement, l’indétermination généralisée du point de vue des plans, de leur cadre (parfois sens dessus dessous sans qu’on le remarque toujours immédiatement) ainsi que des mouvements de caméras (épousant tour à tour la force du vent, des vagues, du mouvement du bateau, etc.) fait naître, de par la libération totale des images produites (échappant ainsi à un quelconque propos formulé), un double mouvement de désorientation et d’envoûtement dans l’esprit du spectateur. On songe souvent à un équivalent cinématographique des chance procedures de John Cage.
Leviathan produit donc une inversion majeure dans l’échange mental habituel entre le(s) filmeur(s) et le filmé : dorénavant, le monde est filmé littéralement du point de vue du monde. Le documentaire se change alors, sans forcer, en vrai poème cosmique. De la poésie, les monteurs en tire d’ailleurs la rime, certains motifs réapparaissent d’un bout à l’autre du film, entêtants.
Une séquence se détache plus nettement de l’ensemble en trouvant une forme de repos : un plan large fixe un marin résistant vainement à la fatigue et au sommeil. La tendresse de cette scène tranche avec la frénésie et la violence précédentes et nous offre un aperçu de quoi est faite la vie des travailleurs de la mer.
Car le reste du film vient d’une autre dimension, où les mouettes diaphanes nagent dans le ciel, où les étoiles de mer jaillissent furtivement des abysses, où un bateau aux grincements féroces déverse des litres de sang de poissons. On passe du son étouffé du monde sous-marin aux crépitements de la surface des vagues dans un rythme imprévisible. La bande sonore n’aurait d’ailleurs rien à envier aux compositions les plus suggestives de Masami Akita (Merzbow).
Il ne faut surtout pas croire qu’un tel film manque d’humour, même du plus noir : lorsque les marins disloquent vifs le corps de dizaine de raies tout en adressant un regard à la fois rieur et désabusé à la caméra, ou lorsqu’un oiseau marin étourdi par son propre vol trébuche et glisse sur le pont dans une sorte de gag. Sans oublier le générique de fin créditant avec malice le nom latin de toutes les espèces animales rencontrées.
On sort de ce film forcément éprouvé, ivre, comme si le monde continuait de tanguer.

Créée

le 21 déc. 2013

Critique lue 291 fois

autaar

Écrit par

Critique lue 291 fois

D'autres avis sur Leviathan

Leviathan
guyness
7

Mâles de mer

Appel du barge Etendue noire victimes Bastingage tragique Tirage de chasses déchets Eclats de canette rutilante Moitiés de cadavres Accrochés au pont Refus de retourner au fond Troupeau de...

le 10 févr. 2014

26 j'aime

9

Leviathan
drélium
5

Mer nature

Au bout d'une heure, il y a un plan fixe en plongée sur le pont du bateau qui montre clairement ce qui s'est passé avant, lorsque t'étais jeté par terre, à la place d'un poisson mort, suspendu à la...

le 15 févr. 2014

18 j'aime

8

Leviathan
BenoitDumeunier
8

Critique de Leviathan par BenoitDumeunier

Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel, deux artistes et anthropologues du laboratoire d’ethnographie sensorielle d’Harvard, ont abordé ce projet dans l’intention de faire un documentaire sur le...

le 3 févr. 2013

15 j'aime

Du même critique

Eau argentée
autaar
10

Naissance (de l'image) d'une nation

Si Eau argentée arrive à être aussi grand c’est que, malgré les images d’une absolue terreur et d’une suprême violence qu’il relaye depuis « mille et un » martyrs syrien (« témoin » en grec ancien),...

le 17 sept. 2014

9 j'aime

3

Interstellar
autaar
1

Pop-corn

Interstellar est un film prétentieux et laid qui manque d'imagination. Cf. les décors aseptisés et extrêmement décevants étant donnée la liberté totale qu'il y aurait à inventer un monde...

le 14 nov. 2014

7 j'aime

Le Village
autaar
8

Fabriquer une apparition (spoiler)

On a largement critiqué les twists finaux du Village de Shyamalan en accusant leur prévisibilité. Pourtant, au delà du fait qu'ils n'endommagent en rien une deuxième vision du film (au contraire,...

le 22 déc. 2013

4 j'aime