Il en reste quoi de la Russie aujourd’hui ? Du mythe de "l’âme russe", poétique, euphorique et mélancolique, ancrée encore dans quelques esprits nostalgiques ? Pas grand-chose. De la poussière, des vieilles croyances, du sang, gelé. Un pays, des landes, du froid, gangrénés par la corruption administrative et l’impunité étatique, pourris par l’argent et les intérêts personnels, minés par des répressions dures. Et des faits : 148e au classement mondial 2013 de la liberté de la presse (sur 179), loi anti "propagande" homosexuelle, les Pussy Riot en camp de travail, journalistes assassinés, guerres d’influence des oligarques… Et de la vodka, beaucoup de vodka. Cul sec. Imbibé, vacillant, pour oublier et supporter.

Andreï Zviaguintsev dresse le constat implacable de sa mère patrie, pamphlet glaçant d’une société nocive, vautrée dans un bourbier moral et politique qui s’étend même jusqu’aux rives reculées (et polluées) de la mer de Barents. Les récents My joy, Portrait au crépuscule ou The major ont fait pareil, ont montré ça, cette décrépitude, partout. Cette violence rigoureuse, tentaculaire, qui écrase les plus faibles, épargne les plus lâches et préserve les plus vils. Kolia en fera les frais, lui, sa famille et son meilleur ami (un avocat débarqué de Moscou), d’avoir voulu s’opposer au maire de son village, gros bonhomme odieux et bouffi voulant s’attribuer son terrain pour quelques obscures transactions immobilières. Un Job contemporain sacrifiant tout dans l’espoir de la justice, résigné dans la perte, mais ne reniant pas son combat, une chimère. Et la vodka donc.

Cet aspect "biblique" (le squelette de la baleine sur la plage évoque-t-il le récit de Jonas ?) porte le discours critique du film, jamais loin de la farce, vers un champ métaphysique intangible. Inspiré, Zviaguintsev filme la nature, sauvage et primitive, comme une puissance ancestrale qui nous surpasserait, puis ensuite s’approche et observe ce qui a été laissé, ce qui a été posé là, l’Humanité donc, dérisoire à côté, rongée et arrogante, pour repartir à la fin quand tout s’est écroulé. Délaissant les œuvres arides et contemplatives de ses débuts (Le retour, Le bannissement) qui l’ont vu, de suite, comparé à Tarkovski, Zviaguintsev tend désormais, depuis Elena, à plus de "réel", à plus de "condition humaine", et déployant toujours une mise en scène ample et solide qui force l’ambition.

Cette histoire d’entêtement et de révolte (Zviaguintsev a lu Michael Kohlhaas qui l’a inspiré, en partie) face à une dégénérescence notoire (l’église, à la solde du pouvoir, n’échappe pas non plus à l’anathème) s’ouvre à un propos plus universel qu’il n’y paraît, et pas seulement circonscrit à l’empire Poutine. La charge s’enraye dans son dernier tiers avec un enchaînement d’événements dramatiques un peu forcé venant saboter la lente maturation de cette débâcle tragi-comique. Et au large, un monstre, ce Léviathan redouté, bête noire brisant les flots, mystérieuse et inquiétante, évocation de quels péchés, imagerie de quels châtiments ? De ce fatalisme moribond, de cette impuissance consciente et martelée ?
mymp
6
Écrit par

Créée

le 17 sept. 2014

Critique lue 1.2K fois

28 j'aime

11 commentaires

mymp

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

28
11

D'autres avis sur Léviathan

Léviathan
mymp
6

Job mania

Il en reste quoi de la Russie aujourd’hui ? Du mythe de "l’âme russe", poétique, euphorique et mélancolique, ancrée encore dans quelques esprits nostalgiques ? Pas grand-chose. De la poussière, des...

Par

le 17 sept. 2014

28 j'aime

11

Léviathan
Cultural_Mind
8

De vodka et d’eau bénite

« Antirusse ». Le verdict est sans appel ni mesure, et résulte de services officiels strictement inféodés au Kremlin. Au pays de Tchekhov, la charge est courroucée, drapée dans le déni, l’accusé...

le 31 mai 2017

25 j'aime

2

Léviathan
pierreAfeu
4

Soporifique

Leviathan est un film de crises, la crise d'une nation faisant ici le lit d'une crise de couple dans un mélo froid, affreusement bavard et terriblement long. On ne peut pas reprocher grand chose au...

le 27 sept. 2014

24 j'aime

10

Du même critique

Moonlight
mymp
8

Va, vis et deviens

Au clair de lune, les garçons noirs paraissent bleu, et dans les nuits orange aussi, quand ils marchent ou quand ils s’embrassent. C’est de là que vient, de là que bat le cœur de Moonlight, dans le...

Par

le 18 janv. 2017

181 j'aime

3

Gravity
mymp
4

En quête d'(h)auteur

Un jour c’est promis, j’arrêterai de me faire avoir par ces films ultra attendus qui vous promettent du rêve pour finalement vous ramener plus bas que terre. Il ne s’agit pas ici de nier ou de...

Par

le 19 oct. 2013

180 j'aime

43

Seul sur Mars
mymp
5

Mars arnacks!

En fait, tu croyais Matt Damon perdu sur une planète inconnue au milieu d’un trou noir (Interstellar) avec Sandra Bullock qui hyperventile et lui chante des berceuses, la conne. Mais non, t’as tout...

Par

le 11 oct. 2015

162 j'aime

25