« Antirusse ». Le verdict est sans appel ni mesure, et résulte de services officiels strictement inféodés au Kremlin. Au pays de Tchekhov, la charge est courroucée, drapée dans le déni, l’accusé balayant d’un revers de main le réquisitoire du plaignant. C’est le peu prolixe Andreï Zviaguintsev qui porte l’affaire sur la place publique, posant sa caméra au bord de la mer de Barents, avec la ferme intention de dénoncer les collusions d’intérêts dont se rendent coupables le pouvoir politique et l’Église orthodoxe. Une hydre à deux têtes dont le venin affecte tout entière une société en voie d’érosion, gorgée de vodka et de désespoir, aussi désolée que les paysages grisants qui peuplent l’horizon de Léviathan. Un intitulé à double sens, qui ne doit rien au hasard. En convoquant l’œuvre de Thomas Hobbes et le Livre de Job, Andreï Zviaguintsev entend interroger l’adversité, la fatalité, la souveraineté, la liberté et la justice, des thèmes qui entrent en résonance dans la Russie de Vladimir Poutine, vaste territoire gangréné jusque dans ses moindres recoins par les tribunaux défaillants, les potentats corrompus et la mafia politico-financière.


Pour qu’il puisse soulever tous ses griefs, Léviathan dévide un canevas subtilement chevillé à Kolia, père de famille sans histoire tenant un garage jouxtant son domicile. Maître des lieux, le terne mécanicien doit cependant repousser les velléités de plus en plus pressantes du maire Vadim Cheleviat, figure vile et machiavélique s’échinant à le déloger et l’exproprier contre un chèque dérisoire. Une manœuvre étrangère à toute notion d’intérêt public, mais flattant une Église aussi frauduleuse que moralisatrice et servant une réélection synonyme de « voyages », de « maisons gratuites » et de « comptes en banque » bien garnis. De quoi arroser tous les apparatchiks des alentours, ces petites mains zélées pâmant de frayeur à l’idée de froisser le Haut Comité, et affublant volontiers leur insipide bureau d’un portrait de Vladimir Poutine. Tirant flamberge au vent, Andreï Zviaguintsev immortalise avec maestria, en plans-séquences et clairs-obscurs, les dérives d’un pouvoir tout-puissant, qui spolie et condamne sans autre raison que son obstination souveraine. Pas étonnant dès lors que des représentations d’anciens présidents soviétiques fassent office de cibles lors de séances de tir improvisées en pleine nature.


Dense et corrosif, porté par les compositions grondantes de Philip Glass et une distribution en tout point idoine – Alekseï Serebryakov, Vladimir Vdovitchenkov, Roman Madianov, Elena Lyadova –, Léviathan prend appui, en creux, sur le personnage tourmenté de Lilia, femme infidèle et résignée, en pleine crise existentielle, deus ex machina impénétrable et révélateur, clef de voûte du basculement narratif, avant que la trahison n’ait raison de l’abnégation et la résilience de Kolia, avant que les pelleteuses n’entrent en scène et ne se mettent en branle, avant que le pope n’invoque les « valeurs » et la « vérité » sous l’œil bienveillant d’un Dieu écumeur, plus que jamais en cheville avec des autorités publiques criminelles, créatrices de maux et de détresse, cupides et assoiffées.


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le 31 mai 2017

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