Il y a une forme d'évidence dans Liberté. Le titre forcément, qui est détourné de "libertin", celui qui désigne le dépravé, le décadent, la personne qui outrepasse les normes maritales et sexuelles de son temps. Il y a le principe du film, celui de suivre une unité d'action, de lieu, de temps (une nuit entière, depuis le crépuscule jusqu'à l'aube). Et il y a surtout le parallèle avec son précédent film, La mort de Louis XIV. On avait laissé Albert Serra sur la décomposition de la famille royale, sa maladie, sa dissection lente et appliquée. Un film calfeutré, statique, mortifère. Le voilà de retour avec un opposé total, pensé comme l'autre face d'un pouvoir monarchique en perte de vigueur. Liberté est un film d'extérieurs (mis en abîme ça et là par les voitures qui créent des espaces intimes des plus intéressants), c'est aussi un film de vie, de chair, de mouvement, qui se focalise sur le hors-champ de La mort de Louis XIV : à savoir, la vie des sujets du roi. Sous Louis XV, un groupe de libertins est exclu de la cour et cherche asile, en Prusse, ils l'espèrent. La réunion nocturne dans les bois, à la fois errance dangereuse et cocon protecteur, leur permet de discuter de l'avenir, incertain, d'espérer une place dans un monde, et de s'en creuser une, malgré tout, en marge du cadre, dans le fouillis d'une nature torsadée, dans le plaisir d'assouvir des désirs, de toujours repousser plus loin l'imaginaire.

Serra pousse d'avantage l'exploration sexuelle qui avait commencé déjà avec Histoire de ma mort et ses petites sailles érotiques. Ici, elles sont le cœur du film, elles irriguent absolument toutes les scènes et structurent la narration depuis des légendes qu'il faut s'imaginer (un plaisir troublant qui vient percer lors de la scène d’exécution racontée au début du film), jusqu'à des représentions corporelles des plus incarnées, sans doublures. Le film a ainsi un double plaisir à nous donner, l'un purement intellectuel et lent à se manifester, qui grandit avec le film, et l'autre, plus immédiat et surprenant (comme cette douche de lait qui sort de nulle part). Il faut le tenir avec patience ce plaisir, car tout est dans ce rapport de séduction et de répulsion avec le spectateur. On se demande jusqu'où les détails vont aller ? Jusqu'où l'érotisme devient pornographie ? Jusqu'où le spectateur devient voyeur, et assumons-nous/acceptons-nous cette position ? C'est donc aussi un film de transition, entre deux temps (celui du sommeil et celui de l'éveil), deux états (la montée du désir et la petite mort). On pourrait rajouter que la structure temporelle même du film, linéaire, sans gradation dramaturgique, n'est qu'un grand et vaste passage vers l'au-delà (je reviendrai sur la fin du film qui va très clairement dans ce sens). C'est aussi un film où tous les sexes se rencontrent, s'embrassent et se perdent, à la manière d'un récit pervers et malicieux à la Sade, sans distinction. La femme est le catalyseur sexuel, la source des kidnappings, elle est au centre des dispositifs les plus élaborés, des tortures, mais l'homme est aussi violenté, tourmenté, baisé, mis à nu et mutilé. Tout le monde est finalement un bourreau et une victime des fantasmes à la fois. Tout le monde ne jouit et tout le monde en crève.

Ce qui est particulièrement saisissant et bluffant ici plus que tout, c'est le contraste entre le minimalisme total de l'action (plans fixes et aucune musique) et la richesse des sentiments et des enjeux de mise en scène soulevés, l'ambivalence atteinte. Parfois, un tissu sur une voiture peut suffire à ajouter une transparence qui va sexualiser d'avantage un rapport. Ailleurs, c'est un regard au travers d'une longue-vue qui va rendre le sol de la forêt granuleux et lumineux comme une constellation. Plus tard, c'est une brouette qui se charge d'une connotation morbide à la Otto Dix avec une ébauche de gore, simplement de par sa position dans le plan. Il ne s'agit pas seulement de dualité, de contrastes, le film prend le temps de charger les quelques éléments de la scène de multitudes de potentialités. Pour poursuivre dans cette idée, il n'y a d'ailleurs pas qu'un seul point de vue, mais une multitude, qui sont tous différents. On passe par les yeux de nombreux libertins, on ne cesse d'entrer et de sortir de voitures, de revenir aux même personnages, avant, pendant ou après une débauche. On est un peu comme propulsés dans les bois avec eux, sans comprendre exactement toute l'action, en passant de tableau en tableau, en entendant des cris, des gémissements lointains, proches, étouffés... On ne verra finalement qu'une partie de toute cette débauche, et cette partie là plutôt qu'une autre, pourquoi donc au final ?

Comme dans tout film passionnant, il y a un hors-champ important, des zones d'ombres dont il faut s'extirper, des corps à chercher dans une masse d'obscurité, des mondes à imaginer par quelques lignes de dialogue. Ce n'est pas un film facile à aborder, c'est certain, il déstabilise, il nous met en face de rituels inexpliqués, de vanités, des scénographies de corps obscures, des mises en scène perpétuelles qui rejouent des martyrs religieux, détournent des codes d'asservissements. On ne peut pas totalement souscrire à tout ce qui est montré, nécessairement à un moment ou à un autre, mais le film ne truque pas ce qu'il entreprend. Il arrive à émouvoir avec des scènes qui ailleurs, filmées autrement, auraient eu une toute autre connotation : une séance de lynchage peut suffire à provoquer un bouleversement, car les cris désespérés de l'homme à terre, perdu entre souffrance et plaisir, déstabilisent, et face à cette cruauté, l'un de ses bourreaux l'insulte, d'une façon très simple, sans en rajouter, une seule fois, avec une émotion idéale. Il peut suffire de cela. Le film est en ce sens très précis. Précis dans ce qu'il montre et ce qu'il occulte. Comme ce cadrage d'une scène d'anulingus, scène qui pourrait être dégoûtante ailleurs, mais qui est émouvante ici justement car on sent une gourmandise terrible dans le plan.

La seule chose qui me paraît dans le film un peu de trop, c'est l'analogie maladroite entre libération sexuelle et libération du peuple (de l'époque, entendons-nous bien), qui est évoquée à plusieurs moments du film et qui sert aussi un peu de sous-texte à ces réunions nocturnes (mêmes si les dialogues sont très rares). Bien sûr l'analogie est séduisante, mais elle est toute aussi naïve que les dernières images de Belladonna de Eiichi Yamamoto qui dépeignaient une foule de sorcières émancipées conduire la révolution française, oubliant toute la complexité du soulèvement qui devenait alors uniquement un geste féministe.

La fin est incroyable. La raconter n'enlève rien car il ne s'agit pas de dramaturgie, mais simplement d'une contemplation, une contemplation tendant vers une sorte d'abstraction écarlate d'autant plus renversante qu'elle s'est chargée de plus de 2h de noirceur. L'aube arrive, et avec elle, une lente montée de musique dissonante, étrange, moderne, à contre-courant du film (et la seule musique de tout le long-métrage !). Dans les ultimes plans, les libertins ont tous disparus, volatilisés, il ne reste plus que des arbres, grands, pâles et silencieux. Figés tels des éléments d'une maquette, ou comme foudroyés par le tonnerre blanc que serait cette aube. Cette fin évoque tant de choses. Je parlais de plusieurs temporalités qui se fondaient l'une dans l'autre, mais une nouvelle arrive ici car la promesse de l'aube, celle que l'on imagine pendant le film n'est pas celle que l'on obtient finalement. Cette ensoleillée tardive est finalement autant le moment de l'éveil que le moment de l'endormissement, un calme baigné de la vie et de la mort où les libertins sont partis se coucher ou mourir. Car dans ce moment d'extase visuelle et auditive, on peut imaginer que la grande mort est arrivée dans cet éclat de soleil. On peut supposer que tous les orgasmes de cette société secrète sont lessivés par un orgasme plus grand, qui serait celui du ciel, et qui pourrait marquer la fin des libertins, des gouffres qui les abritaient, la fin de leur univers tout entier.

On se demande alors : reste-t-il aujourd'hui des libertins aussi libres et dépravés que ceux de ce film ? Et par libertins, on pourrait bien entendu sous-entendre cinéastes. Car le libertin, dans sa quête perpétuelle de surpasser des codes, d'aller au bout des fantasmes, se double du rêveur, se triple du poète. Par tous les moyens, il ira toucher à son désir d'obscénité, à celui de s'approcher de l'image mentale pour la concrétiser, à faire durer le plaisir, à construire une scène, un univers. C'est ce que je retiens ici : qu'un cinéaste est finalement un dépravé, qui a osé représenter son fantasme dans le monde réel, qui a osé salir l'image originelle, qui a osé créer.

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le 24 mars 2023

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Narval

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