• Grotesque, Sublime et Marquis de Sade. -

Dans l’ombre du retour très attendu de l’espagnol Pedro Almodovar et celui de la suite du sensuel Mektoub, my love d’Abdellatif Kechiche, le catalan Albert Serra revient à Cannes pour la 72ème édition du festival, dans la sélection Un Certain Regard, avec Liberté.
Interviewé pour l’occasion, le cinéaste explique que « le film parle d’une zone de "croisière" où tout est nivelé, riche et pauvre, beau et laid, hommes et femmes, maître et serviteur... J'ai fait la même chose avec mon casting : j'ai mélangé des acteurs célèbres avec des techniciens devenus acteurs, avec des non professionnels venant de Facebook, avec des gens originaires de ma petite ville, avec des acteurs de théâtre… Aucune règle, à part mon amour pour le chaos et ma haine de la vanité des acteurs. ». Aucune règle, éloge de la liberté.

*« Il est essentiel de prononcer des mots forts ou sales, dans l’ivresse du plaisir, et ceux du blasphème servent bien l’imagination. Il ne faut rien épargner ; il faut orner ces mots du plus grand luxe d’expressions ; il faut qu’ils scandalisent le plus possible ; car il est très doux de scandaliser : il existe là un petit triomphe pour l’orgueil qui n’est nullement à dédaigner. » *écrit le marquis de Sade. Liberté n’est pas l’adaptation de l’œuvre de Sade mais davantage celle de son esprit : Serra fait l’éloge de l’insoutenable liberté de l’être, et les mots dont parle Sade sont les images que Serra nous montre.

Synopsis : Madame de Dumeval, le Duc de Tesis et le Duc de Wand, libertins expulsés de la cour puritaine de Louis XVI, recherchent l’appui du légendaire Duc de Walchen, séducteur et libre penseur allemand, esseulé dans un pays où règnent hypocrisie et fausse vertu. Leur mission : exporter en Allemagne le libertinage, philosophie des Lumières fondée sur le rejet de la morale et de l’autorité, mais aussi, et surtout, retrouver un lieu sûr où poursuivre leurs jeux dévoyés. Les novices du couvent voisin se laisseront-elles entraîner dans cette nuit folle où la recherche du plaisir n’obéit plus à d’autres lois que celles que dictent les désirs inassouvis ? Il s’agit d’une nuit en huis clos ouvert dans la nature.

Tout d’abord, expérience de spectateur, je dois dire que la sensation la plus désagréable est loin d’être le visionnage du film en soi, comme on l’a dit, mais cette insoutenable impolitesse (liberté) du spectateur à quitter la salle à peine dix minutes après le début du film et jusqu’à peine dix minutes avant la fin. Cependant, cette fuite est sans doute due au fait que le film est long, lent, et très dérangeant par moments (notamment cette scène vers la fin du film où les personnages urinent sur un homme dont le moignon a été charcuté à coups de fourchette et saigne abondamment). Le film donne tout de même l’impression d’un tableau immense, celui, on le comprend à la fin, d’une cérémonie de la liberté dans un décor naturel mais riche : la scène se déroule au XVIIIème siècle dans une forêt (un « bois empoisonné » selon un personnage) où trois voitures à porteurs stationnent. Du point de vue de l’image, une lumière impeccable avec pour seul accompagnement sonore le bruit ambiant de la nuit, très agréable à écouter, et qui change de l’omniprésence de la musique au cinéma. C’est la contemplation qui prime ici. Or, cela semble résonner avec les mots de Sade : « Il n’est point de Dieu, la nature se suffit à elle-même. ». Toute la beauté du film réside dans l’immanence des corps et du décor, que seul l’art, notamment la peinture et le cinéma, peut transcender et élever au sublime.

Dans ce nouveau film en costumes (après La mort de Louis XIV, 2016), Albert Serra donne une définition de deux heures de ce qu’est la liberté : sensuelle, mortelle, éprouvante, libératrice, philosophique, poétique, violente, délicate. Un personnage dit d’ailleurs au début du film : « Le libertinage est un sujet délicat. » et Albert Serra prend les mesures adéquates pour effleurer la délicatesse du propos. Dans l’interview de présentation de son film, il évoque ses inspirations : « Mon amour pour le XVIIIe siècle en France. J'aime tout le concernant, même les contradictions fatales qui poussent la société vers la révolution. Sa liberté et ses chemins imprévisibles sont toujours inspirants. Les gens aussi, Rousseau, Voltaire, Sade, Casanova ... D’une certaine manière, Fragonard et Boucher ont aussi été des références… » et on se rend compte clairement qu’elles sont omniprésentes dans le film.
Qui dit libertinage au XVIIIème siècle (qui dit Sade), dit scènes sexuelles. Elles sont à la fois grotesques dans leur thème et sublimes dans leur chorégraphie. Et la douceur des voix hors-champ murmurant des questions, des réponses, des suppositions, ainsi que les dialogues en français, allemand ou italien rappelant l’universalité des plaisirs et des libertés, laissent entendre des sons qui rompent avec le bruit ambiant de la nuit pour trouver la recette du plaisir, de l’assouvissement des désirs, de la liberté. Celle-ci se traduit par des sons : le son des coups de fouet, de la jouissance des corps entre douleur et extase.

Ce qui est le plus libre (et le plus insoutenable) c’est le temps. Le temps qui passe et le temps qu’il fait. Qu’il pleuve ou qu’il vente, les personnages s’infligent des coups de fouets de plaisirs, des fellations de délivrance, des anulingus de joie, et la nuit sadomaso suit son cours. A la fin l’aube. L’achèvement de la cérémonie. Le retour dans la cellule de la société rangée, prisonnière de la pudeur et de la bienséance. Il n’y a pas de bienséance dans le film de Serra, car la liberté n’a que faire des règles et des tabous. Finalement, cette cérémonie particulière, ce long voyage au bout de la nuit, est une profession de foi, tout autant spirituelle (on retiendra le plan où la nature devient elle-même un objet sexuel quand une femme prend du plaisir à s’enfoncer la souche d’un arbre fin dans les fesses), que picturale : on reconnaît les tableaux des saints martyrs, mais ici les condamnés sont libres et leur volonté les fouette ou les pend. Il n’y a pas de châtiments car il n’y a pas de crimes, et ça dérange sans doute.

Là où la pornographie montre tout, le cinéma implique des choix de dévoilement. Albert Serra montre encore une fois qu’il fait du cinéma et qu’il maîtrise cet art et cet outil. Il met en scène les acteurs et les spectateurs (ce qui parfois est amusant, les personnages armés de longues vues qui commentent), les confond en inversant leur rôle, la salle de projection s’en mêle aussi au bout d’un moment : ce film devient une expérience pour le spectateur assis sur son fauteuil en velours rouge. Une expérience contemplative qui migre vers l’éveil d’un désir hypnotique (quasiment identique, mais pour d’autres raisons, à l’interminable scène de plus de deux heures dans la discothèque de *Mektoub, my love : Intermezzo *d’Abdellatif Kechiche, en compétition officielle). Et entendre la musique entrer en scène avec le lever du Soleil à la fin du film, c’est entendre le bruit de la réalité, froide et déprimante.

Le sentiment en quittant la salle, de retrouver la nuit alors que dans le film le jour vient de se lever, est très curieux. Positif, mais embué de confusion. C’est cela qui est insoutenable, le fait d’être perdu, ignorant. Comme un prisonnier qui a vu, deux heures durant, ce qu’était la liberté, et qui doit retrouver l’obscurité de sa Caverne où tout n’est que mensonge et intérêts, qu’ombre et illusion. Et se rappeler les mots de Milan Kundera pour se rassurer : « Notre seule liberté est de choisir entre l’amertume et le plaisir. L’insignifiance de tout étant notre lot, il ne faut pas la porter comme une tare, mais savoir s’en réjouir. ». Se réjouir de voir le film récompensé par le prix du jury d'un certain regard.

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le 29 mai 2019

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