Il y a un hic dans cette histoire, un hic dit et posé très clairement dès le long plan-séquence introductif, mais qu'on a ensuite de plus en plus tendance à perdre de vue au fur et à mesure du déroulement du film, et c'est évidemment une volonté du réalisateur (la gageure qu'il s'impose) de nous le faire progressivement oublier, donc en quelque sorte, progressivement accepter.
Quel hic ? Que Gary, quoique très dégourdi et avancé pour son âge, n'a que quinze ans (presque seize), alors que la jeune fille (jeune femme) sur laquelle il flashe : Alana, en a vingt cinq (ou un peu plus). Il est mineur, en dessous de l'âge de consentement (qui, en Californie, est de 18 ans).
Pas sûr qu'on ait déjà vu ce genre de situation au cinéma, car on n'est pas, comme dans Un été 42 de Mulligan ou Le Diable au corps d'Autant-Lara, en période de guerre où tous les hommes valides, jeunes ou moins jeunes, sont partis au front, ne laissant à l'arrière que les femmes, les mineurs et les vieux. Licorice Pizza se déroule en 1973, à San Fernando, petite ville concomitante de Los Angeles, Californie. Gary Valentine invite Alana Kane à dîner (en même temps que lycéen, lui dit-il, il est déjà acteur et a participé à quelques tournages, il a donc de quoi payer) ; amusée par son aplomb, elle finit par accepter l'invitation et c'est comme ça que commence leur relation, l'un et l'autre bien conscients de leur différence d'âge, mais Gary ayant d'emblée en tête, non pas de se faire déniaiser par Alana, mais de l'épouser. Ça paraît extravagant, inenvisageable. Hé bien, Paul Thomas Anderson va s'évertuer, pendant les 2 heures treize que dure son film, à nous convaincre que la chose est au fond tout à fait possible et que nos réticences, notre incrédulité ne sont que des préjugés. Bien sûr, on se dit que c'est du cinéma, mais c'est un cinéma qui paraît si proche de la réalité californienne des années 70 qu'on se prend peu à peu à y croire.
Au fil des péripéties, et il y en aura de toutes sortes, brillamment imaginées et mises en scène, le coup de coeur (ce que les anglophones appellent "love at first sight") de Gary va se transformer en sentiment amoureux et Alana, de son côté, va plus ou moins se laisser gagner, conquérir par cet amour, découvrant petit à petit en Gary plus qu'un ado boutonneux : un jeune homme audacieux, drôle, plein d'assurance, de ressources, d'esprit d'entreprise, de répartie et... non dépourvu de magnétisme physique.
Tout l'art de Paul Thomas Anderson consiste à faire admettre au spectateur ce renversement de circonstances inédit et qui, de prime abord, peut au moins déconcerter : dans Licorice Pizza (Pizza au réglisse), ça n'est pas l'homme qui a vingt-cinq ans et la jeune fille quinze, c'est l'inverse. Et progressivement en effet, on oublie ce rapport inversé (les 15 ans de Gary, les 25 d'Alana), comme l'oublient également les gens autour d'eux, à commencer par les soeurs de celle-ci (qui, peu à peu, sont mises au courant de ce qu'il se passe quelque chose entre leur soeur et cet ado de quinze ans), mais pas seulement elles : les copains de Gary qui, eux aussi, ont quinze ans (parfois plus, parfois moins), et également certaines personnalités du cinéma que Gary et Alana (qui sympathisent, s'apprivoisent, mais ne sont toujours pas ensemble) rencontrent au fil de péripéties parfois ubuesques, éventuellement effrayantes, souvent désopilantes quand elles donnent l'occasion à de grands acteurs hollywoodiens de faire, chacun à leur tour, leurs numéros : Harriet Sansom Harris remarquable en Mary Grady, agent d'enfants stars (et notamment de Gary) auditionnant Alana pour la placer dans d'éventuels castings, Sean Penn (en Jack, pour William, Holden dans "Les Ponts de Toko-Ri" avec Grace Kelly), Bradley Cooper en Jon Peters (le quasi sosie de Jimmy Connors, le champion de tennis) producteur et boy-friend de Barbra Streisand, enfin Benny Safdie en Joel Wachs, jeune candidat à la mairie de San Fernando (je crois). Les deux personnages principaux, sujets plus ou moins actifs de ces tribulations, restent bien sûr Gary que joue Cooper Hoffman (le fils du regretté Philip Seymour et qui lui ressemble énormément) et Alana que joue Alana Haim. Ils ont l'un et l'autre des physiques particuliers mais sont tous les deux très bien dans leurs rôles (et même exceptionnels), avec un petit avantage quand même à Alana Haim, car étant plus âgée, elle a déjà l'expérience de la scène, donc probablement plus de charisme.
Il y aurait plein d'autres choses à dire (la bande son notamment est excellente), mais je vais en rester là. C'est un film très riche, très étonnant, un film durant lequel j'ai eu le sentiment de perdre pied, de ne pas savoir vraiment qu'en penser. Je dois dire que j'étais un peu traumatisé par la présence de Gary (Cooper Hoffman), par son apparence physique ; en le voyant à l'écran, je ne pouvais m'empêcher de penser à la façon dont a fini son père (à qui il ressemble tellement). J'espère vraiment qu'il ne tombera pas dans les mêmes travers piégeux.
Mais revenons à Licorice Pizza. Pourquoi l'amour ne naîtrait-il pas entre un lycéen de 15 ans et une jeune femme de 25 ? Est-ce, dans les faits, si improbable ? À Hollywood, en tout cas, ce sont des choses qui peuvent arriver, sinon se vivre. Paul Thomas Anderson nous en convainc brillamment, ou du moins, parvient à nous embobiner... avec ce film insolite (mais pas plus qu'une pizza au réglisse), dérangeant, parfois déjanté, limite angoissant (il nous fait perdre nos repères, perdre pied) et néanmoins drôle et divertissant. Un film très éloigné de son précédent opus : Phantom Thread, mais tout aussi typé, intéressant et mémorable.
Au contraire de la triste tragédie vécue par Gabrielle Russier en 1968-69, dans Licorice Pizza, en 1973, on ne meurt pas d'aimer ; du moment qu'ils se marient, Gary et Alana vont pouvoir vivre leur amour... en parfait accord avec la loi californienne. Et c'est pourquoi Gary annonce aux yeux et oreilles de tous, dans son "palais du flipper", le jour de l'ouverture, qu'Alana va devenir Mme Gary Valentine. Ensuite, leur premier baiser a 80 paires d'yeux comme témoins. Et la morale est respectée. Il est fort, ce PTA.
D'ailleurs, son film n'exprimerait-il pas la volonté militante d'abaisser à seize ans la majorité sexuelle des Américains ? Ça n'aurait rien d'invraisemblable.