Chez Fassbinder, ce ne sont pas les gentils contre les méchants : une égérie du pouvoir peut accepter de convoyer un film compromettant, un nazi peut sauver l'héroïne en récupérant ce film, un juif peut se montrer froid et succomber au racisme de classe, un autre peut rompre les codes en faisant sauter un pont une fois l'échange obtenu... RWF dénonce une folie collective plus que des individus. Et la met en scène.
La toute première version de la chanson Lili Marleen par Willie est à cet égard significative. Examinons la scène. Pendant que le M. Loyal l'introduit, elle est au téléphone avec son Robert : rien n'est plus important, en effet, pour Willie, que l'amour qu'elle porte à cet homme. De quel côté est-elle, question qui tourmente Robert ? "De ton côté", répond-elle. Ce qui est dérangeant c'est qu'une femme à ce point au coeur du pouvoir nazi ne s'intéresse qu'à une chose : retrouver celui qu'elle aime. Puis la chanson commence, pendant laquelle des Allemands et des étrangers se prennent le bec, ce qui dégénère en une bagarre débridée, pendant que Willie continue tranquillement à chanter. On pense à des scènes de ce type au saloon dans Lucky Luke ! Mais ce que dit cette scène c'est que Willie n'a que faire de ce conflit : ce qui compte pour elle, à ce moment, c'est de chanter cette chanson qui parle de nostalgie. Elle n'est d'ailleurs pas "bonne" lorsque le régime nazi la fait enregistrer, car celui-ci veut l'utiliser à des fins de propagande.
Ainsi Willie peut-elle flirter avec un haut gradé nazi mais aussi cacher dans son corsage un document compromettant. Elle garde toujours le sourire, ce sourire que RWF filme à l'envi, sauf lorsqu'on s'aventure sur le terrain réservé à Robert : le gradé allemand l'apprend à ses dépends lorsqu'il pose sa main sur le sein de Willie.
Donc Lili incarne la fidélité amoureuse, à une époque où la seule fidélité qui comptait était celle à ses convictions. "Choisis ton camp, camarade !". Willie ne choisit pas, le blanc est d'ailleurs sa couleur préférée ! Non par lâcheté mais parce que ce n'est pas cela qui l'intéresse. En cela, elle est un peu un double de Maria Braun, tourné un peu pus tôt : même fidélité envers et contre tout, un idéalisme sentimental allié à un pragmatisme sans scrupule pour le reste, qui permet aux deux héroïnes de gravir l'échelle sociale. Ce Lili Marleen m'a semblé moins riche, moins passionnant que Le mariage de Maria Braun, mais on y retrouve des thématiques communes. Des scènes aussi : la scène d'amour montrant seulement des parties du corps évoque une scène similaire dans Maria Braun. Lili Marleen commence d'ailleurs au lit. On voit Willie nue, montrant ostensiblement sa poitrine. Willie n'est jamais vraie qu'avec Robert. Celui-ci va ouvrir nu aussi, et quand on lui demande "ça va", il répond "comme tu vois" !
Ce n'est pas la guerre pourtant mais bien le père de Robert qui va séparer les deux amoureux. "Par précaution" puisqu'elle est allemande, tel est l'argument invoqué. Mais aussi parce que cette jeune fille n'est pas du goût du père, qui préfère choisir, à l'ancienne, sa bru. Il parviendra à ses fins.
Rejetée tant par cette famille engagée en faveur des juifs que par la Suisse neutre (à cause des dettes qu'elle a faites), Willie tombe dans les bras du nazisme. Via une chansonnette, qui fait fureur (eh oui, c'était tentant), pour le plus grand bonheur du pianiste, Hark Bohm, qu'on avait vu aussi dans Le mariage. Cette romance nostalgique, étrangement, regonfle le moral des troupes. Comme si Hitler, s'opposant en cela à Goebbels, avait compris que mettre un peu de sentiment pouvait être tout aussi efficace qu'un chant martial. Cette chanson peut donner lieu à une bagarre comme on l'a dit, à une fête orgiaque, à une cérémonie pompeuse, mais peut aussi devenir un instrument de torture si on la coupe et la met en boucle ! Là aussi, la scène de Robert seul dans sa geôle rappelle Le mariage. RWF ne se prive pas du montage alterné avec des scènes de guerre (empruntées à un film de Sam Peckinpah apparemment ? ça coûte moins cher), ce que d'aucuns sur SC ont trouvé lourdingue. Moi, j'ai bien marché.
Pour exprimer cet univers de faux semblant - la seule chose authentique est l'amour entre Willie et Robert -, Fassbinder joue sur les couleurs chatoyantes, sur les lumières scintillantes qui fusent de toutes parts, sur le flou aussi parfois. On retrouve aussi son goût pour les scènes filmées devant une fenêtre ou une façade, que ne renierait pas un Max Ophuls. Willie est surmaquillée, surcostumée (certains ont évoqué l'idée que dans sa dernière représentation elle ressemble à la statuette des Oscars !). La seule fois où elle est sans fard, c'est sur son lit d'hôpital lorsqu'elle succombe d'émotion en entendant la voix de son Robert - scène très émouvante d'ailleurs. Peu importe qu'il l'ait abandonnée (manipulé par son père), comme le Bon berger avec ses brebis elle est heureuse de simplement le retrouver. Et sa joie est totale de le voir reconnu enfin comme chef d'orchestre.
Moins riche que Le mariage sans doute, mais truffé tout de même de trouvailles pour qui sait regarder : alors que Willie fuit une séance d'autographes, on voit une femme se faire lutiner dans une voiture, juste son pied qui se balance ; dans la scène de fête à la fin, on voit les jambes d'une femme sur une poutre mêlées de jambes mâles, qui expriment à elle seule la tentation sensuelle ; lorsque Willie dit adieu à Robert qu'elle a retrouvé pendant l'enregistrement, le baiser est raccordé à celui que donne sa mère à Bent (l'amour que vous Willie à Robert est aussi fidèle et indestructible que celui d'une mère pour son fils).
Moult détails qui font de Fassbinder, même un poil moins inspiré, ce qu'il est : un artiste.