Pour son premier long-métrage Jacques Demy réussit à concilier les inconciliables : le cinéma léger et grave, les travellings et la ronde des amours de Max Ophuls d'une part et d'autre part le ton libre et les décors naturels de la Nouvelle Vague.
Pour les décors naturels Raoul Coutard, Le chef op', a su sublimer la ville de Nantes. Nantes c'est d'abord et avant tout des cafés chaleureux. Mais c'est aussi le quai de la Fosse, le théâtre Graslin et le très photogénique passage Pommeraye. On voit même le cinéma le Katorza. Qui ne connait pas le Katorza n'est pas Nantais, comme on dit à Lyon. La ville de Nantes est très présente dans le film et inaugure en beauté la trilogie des villes de Jacques Demy avec Rochefort et Cherbourg.
Pour les personnages Jacques Demy justifie sa réputation de cinéaste de la fête en dépit du noir et blanc qui aide cependant à justifier la qualification du film de classique du cinéma. La performance d'Anouk Aimée cacherait pour un peu la richesse d'un scénario plus travaillé qu'il n'y parait. Il est heureux que suite à sa restauration le film soit revenu à la place qu'il mérite dans le cinéma français, l'une des toutes premières.
Lola (Anouck Aimée) est un personnage incontournable. Sa chanson éponyme (écrite par Agnès Varda) est la séquence qui restera en souvenir longtemps après avoir vu le film. Il suffit de voir sa magnifique guêpière, ses grands yeux sombres et son sourire ravageur pour oublier définitivement les imitations des transformistes du cabaret Michou ou celle convaincante de Romain Duris dans 17 fois Cécile Cassard de Christophe Honoré.
[La Symphonie n°7 de Beethoven ponctue majestueusement cette séquence ].
Lola dans le film n'est plus du tout un Matthieu venant arrondir ses fins de mois au cabaret mais c'est simplement Cécile une danseuse/chanteuse toute simple.
Lola/Cécile est un personnage attachant et optimiste faisant l'unanimité. Elle est fidèle en dépit de sa condition d'entraineuse, elle est gentille avec tous malgré l'absence pesante de son Michel ( l'amour de sa vie a été obligé de partir comme dans les Parapluies de Cherbourg) et comme beaucoup d'autres elle doit élever seule son petit garçon. [concerto pour flute en ré majeur de Mozart]
Roland Cassard son amoureux (Jean-Louis Trintignant, trop cher, ayant été remplacé par Marc Michel ) est le négatif de Lola sous ses airs de héros romantique. Pessimiste et idéaliste, il refuse de travailler « Il n'y a pas de dignité possible pour quelqu'un qui travaille 12 heures par jour », et préfère brièvement participer à une escroquerie aux diamants. Poussé par le chagrin amoureux et par l'appât du gain il partira chercher fortune en Afrique du Sud. [Fin de la séquence inspirée par Robert Bresson].
Probablement plus attiré par les danseuses de cabaret Roland Cassard refuse aussi l'amour qui se présente sous les traits de Mme Desnoyers (Elina Labourdette) une femme encore très belle et prend finalement Un billet pour Johannesbourg (ancien titre du film). Il reviendra fortune faite dans les Parapluies de Cherbourg où il épousera Geneviève (Catherine Deneuve) grâce à son argent gagné sur le dos des noirs exploités dans les mines de diamant [extrapolation la plus plausible].
Autant dire que sa tragédie personnelle nous émeut certes quand il part seul et triste vers le bateau, mais pas plus qu'il ne faut.
Les autres séquences, comme il a été dit ailleurs, portent en germe tous les thèmes futurs de Jacques Demy. Les relations compliquées mère-fille, les départs sur les quais, les rencontres sans lendemain, la trop longue absence et le retour tant espéré, la joie des uns et la solitude des autres. Il faut se garder de sous-estimer le rôle de la jeune Cécile, rebelle et volontaire mais toujours couvée par sa maman qui joue le rôle de trait d'union entre les séquences. Dans les Parapluies Geneviève sera une Cécile avec quatre ans de plus devenue adulte mais s'efforçant toujours de trouver sa voie et de s'affranchir d'une trop grande protection maternelle.
La présence d'Anouck Aimée, la fête foraine, les marins américains, la ville de Nantes, la musique de Michel Legrand, tout concourt à procurer un état de grâce rarement atteint dans le cinéma français et qui se maintiendra et s'amplifiera même grâce à l'emploi de la couleur dans les Parapluies de Cherbourg et les Demoiselles de Rochefort.