En 1961, Jacques Demy, alors âgé de 30ans, décide de réaliser son premier long-métrage intitulé Lola. Avant d'en démarrer le tournage, Demy se voit contraint de revoir ses ambitions à la baisse, lui qui espérait en faire une comédie musicale et de la tourner en couleurs. Le réalisateur, malgré un budget plutôt modeste, parvient à rassembler une équipe technique chevronnée (Raoul Coutard, notamment, à la photographie), arrive à attirer Michel Legrand à la musique et à associer deux acteurs qui ont le vent en poupe à cette époque, Anouk Aimée qui sort de La Dolce Vita de Fellini et Marc Michel qui vient de boucler le tournage du Trou de Jacques Becker.
Lola raconte le destin entremêlé de plusieurs personnages sur deux jours, dont ceux de Lola (nom de scène de Cécile, jouée par Aimée) et de Roland (joué par Marc Michel).
Si le film est produit par Georges de Beauregard, ce n'est absolument pas un hasard. En effet, ce dernier est le producteur attitré des cinéastes de la Nouvelle-Vague et Lola fait clairement parti de ce courant. Le film prend place dans la ville de Nantes et bénéficie d'un ancrage social fort: la bourgeoisie déçue, amer et ayant souffert de la guerre est incarnée par Mme Desnoyers et par sa fille Cécile, Roland représente lui une jeunesse désoeuvrée, vivant au jour le jour en traînant son mal-être et surtout en incarnant cette vie provinciale ennuyeuse et mortifère. Le tout est enrobé par une esthétique réaliste et fauchée, typique des premiers films de la Nouvelle-Vague (cf Le Beau Serge de Claude Chabrol). Roland est le garant de l'esthétique et de l'esprit de la Nouvelle-Vague. Il est oisif, complètement hors-sol (devant son patron qui s'apprête à le virer "Je passe mon temps à rêver"), il vit dans une chambre louée au dessus d'un bar, ne semble pas avoir de famille et n'est intéressé que par ce qui lui procure un sentiment d'évasion: littérature, cinéma (il va voir Return To Paradise avec Gary Cooper).
Lola travaille un autre thème cher à la Nouvelle-Vague, la quête d'amour ou plutôt du premier amour. La scène fondatrice du film est celle de Cécile (âgée de 14ans) et de Frankie (marin américain) qui, sortant d'un manège en pleine fête foraine, voit leur action ralentie par Demy. Avec ce procédé, Demy semble annoncer à la fois au spectateur qu'il s'agit d'une scène importante mais avertit également la jeune fille que plus rien ne sera comme avant pour elle: elle quitte définitivement l'innocence de l'enfance et fait connaissance avec le fameux "premier amour", véritable leitmotiv du film.
Dans Lola, tout est histoire de cycle. Les destinées des personnages semblent se superposer les unes sur les autres. La jeune Cécile tombe amoureuse de Frankie, qui lui même s'est épris d'une danseuse de cabaret nommée Lola (dont le vrai prénom est Cécile). Cette dernière incarne, dans un premier temps, la victime de ce premier amour. Elle raconte à Roland comment elle est tombée amoureuse (et enceinte) à 14ans d'un homme prénommé Michel qui est ensuite parti sans laisser de traces. Lola passe donc son temps à ressasser ce premier amour et à espérer un retour de Michel. Afin d'accentuer cet effet de superposition, Demy engage deux acteurs au physique très ressemblant pour jouer Frankie et Michel. Des résonances troublantes sont dispersées dans les dialogues comme par exemple le fait que la jeune Cécile ne cesse de clamer son envie d'être danseuse. Le tout avec une élégance rythmique incroyable (on sent que Demy a voulu faire une comédie musicale à la base , cf la présence de ce groupe de matelots rappelant ceux de On The Town de Stanley Donen). De plus, la musique jazzy de Michel Legrand donne à la fois une légèreté au film et rappelle le goût prononcé de Demy pour l'Amérique.
Car chez Demy, l'Amérique est omniprésente: des matelots américains représentés par Frankie, à l'arrivée de Michel avec un chapeau de cow-boy conduisant une Cadillac jusqu'au cinéma américain (Return To Paradise) qu'aime Roland, la matérialité des images laisse voir comment la culture américaine à pénétrer la France et son cinéma après la guerre.
Demy semble rêver (un peu comme Jean Pierre Melville) du cinéma américain dans son film. La seule est unique séquence de chant et de danse (volontairement simpliste et rudimentaire) est interprétée par Aimée dans le cabaret, avec son haut de forme sur le crâne rappelant Jane Russell dans Gentlemen Prefer Blondes de Hawks.
Avec Lola, Jacques Demy arrive à faire un film singulier, très personnel et, de par le thème du film, universel. Mais surtout il laisse voir au spectateur son amour profond du septième art et sur sa conviction profonde que le cinéma peut tout sublimer, même la vie monotone de Roland car comme le dit ce dernier: "Au cinéma, c'est toujours plus beau".