Lola Montès par abarguillet
Lola Montès, film réalisé en cinémascope et couleur et dernier opus de Max Ophüls, a été restauré récemment avec le soutien de la fondation Thomson et du Fonds culturel franco-américain. Bien que défendu par des personnalités comme Rossellini, Truffaut ou Cocteau lors de ses premières projections en 1955, le film avait été un échec retentissant, si bien que pour tenter d'obtenir l'adhésion du public, les producteurs n'avaient pas hésité à le mutiler gravement. Désormais, après des mois d'un travail minutieux, nous retrouvons le montage initial, les couleurs, le son et le format d'origine. C'est une vraie résurrection d'un des chefs-d'oeuvre du cinéma qui nous est offert grâce aux efforts conjugués des sponsors et des spécialistes.
Le fils de Max Ophüls, Marcel, avait travaillé avec son père sur ce long métrage tourné en anglais, allemand et français. Dans une lettre très émouvante, datée du 10 avril 2008, Marcel Ophüls se souvient de la première séance de Lola Montès, l'après-midi du 23 décembre 1955, au cinéma Le Marignan, sur les Champs-Elysées : "Au-dessus de l'entrée du cinéma, une affiche énorme, d'un goût douteux, placardait en lettres et en images les charmes incontestables, discrètement révélés, de la grande vedette française du moment Martine Carol. Il pleuvait à torrents. Assis tous deux en face dans un café, mon père, un peu plus pâle que d'habitude, sirotait lentement un tilleul-menthe, ses mains serrées très fort autour de la tasse, comme si celle-ci pouvait encore lui réchauffer le moral et éviter la catastrophe".
Rien n'y fit. Les spectateurs, sortis de la première séance, allaient convaincre ceux qui patientaient sous la pluie de "ne pas perdre de temps sous l'averse et leur conseiller vivement de rentrer chez eux".
Les premières critiques reflétaient la mauvaise humeur de ces inconnus. "L'esthétique du gargouillis et du borborygme se mêle dans Lola Montès à l'esthétique de la crème fouettée"- écrivait Jean Dutourd, tandis que "Les Lettres françaises" déploraient - "la lourdeur germanique de ce film qui au moins aurait dû être affriolant, coquin et capiteux".
Le jeune François Truffaut, qui avait failli devenir l'assistant de Max Ophüls, fut l'un des rares à trouver ce film admirable. Au point de s'engager corps et âme dans sa défense. Il rallia à sa cause Rivette et Godard, et s'engagea alors dans "Arts" : "Faudra-t-il combattre, nous combattrons. Faudra-t-il polémiquer, nous polémiquerons"... Depuis Paris, le jeune turc de la cinéphilie rendait compte quotidiennement à Max Ophüls, en mauvaise santé dans un sanatorium de la Forêt-Noire, des menaces qui planaient sur son film, tant en France qu'en Allemagne.
A la version originale de décembre 1955 succéda celle de février 1956, dans laquelle les dialogues allemands furent remplacés par des voix françaises postsynchronisées, et enfin celle de 1957, remontée contre la volonté de Max Ophüls, l'histoire étant replacée dans un ordre chronologique, accompagnée d'une voix off.
Echec injustifié car le film est superbe et fut heureusement réhabilité et porté aux nues par les jeunes cinéastes qui virent en Ophüls un créateur aussi singulier qu'un Robert Bresson et se reconnurent, pour certains d'entre eux, dans sa filiation.
Si le film se montrait infidèle à la vérité historique ( comme le best-seller dont il s'inspirait ), il est remarquable à plus d'un titre : son ton onirique, ses recherches de couleurs, le foisonnement de trouvailles et la vivacité du style qui parviennent à balayer quelques extravagances superflues. A travers ce long métrage, le cinéaste peint le monde tel qu'il le voit : un cercle infini de hasards et de concordances, des couleurs flamboyantes où s'imbriquent l'or et la pourpre, une suite de tableaux qui préside à la finalité d'un monde sombrant de façon tapageuse et arrogante dans une irréversible décadence.
Sous la direction d'un manager, habillé en Monsieur Loyal ( Peter Ustinov formidable ), le film nous conte l'histoire de Lola Montès, comtesse déchue, réduite par la misère à exhiber son brillant passé à un public indiscret, dévoilant les secrets de ses liaisons amoureuses avec des amants célèbres comme Franz Liszt et Louis Ier de Bavière, excitant ainsi sa jalousie, son acrimonie et sa pitié. Spectacle cruel d'une déchéance qui nous retrace en une suite de flash-backs des heures de gloire et de folie, selon une magistrale orchestration d'images. Martine Carol y trouvait là son plus beau rôle sous la direction d'un metteur en scène qui avait voué son oeuvre à dénoncer le sort réservé aux femmes par une société indigne et perverse. Bien conduite, l'actrice y apparaît belle et émouvante, très différente des personnages de blonde écervelée qu'on lui confiait habituellement. Une fois encore, le malheur frappait une femme amoureuse et bouclait, en une sorte d'apothéose, une oeuvre de toute première grandeur qui honore, ô combien ! notre cinéma. François Truffaut, fidèle à sa conception du cinéma, lui rendra un vibrant hommage, mais le cinéaste, hélas ! était déjà mort, ne s'étant pas remis de ce douloureux désastre professionnel.
Cette oeuvre magnifique sort enfin et définitivement de son purgatoire, après avoir connu l'enfer. Et ce n'est que justice. La version rénovée va permettre aux spectateurs d'apprécier le travail sur les couleurs de Christian Matras et les décors de Jean d'Eaubonne, et nous offrir la visualisation des passages supprimés en 1956 qui tous accentuent le côté crépusculaire du film : fuite en calèche à Munich, désespoir de Lola sur le pont du navire.
D'autre part, nous retrouvons ici les préoccupations majeures du metteur en scène, peintre incomparable des désillusions amoureuses, comme ce l'était déjà dans La ronde ou Madame de.., ou encore dans Lettre d'une inconnue, d'après le roman de Stefan Zweig.
Quant au style, il est celui d'un Ophüls au faîte de son génie, baroque et inventif, qui sait mieux que personne traduire les vertiges et les désespoirs. Alors que le public s'était offusqué de cette mise en perspective d'une ancienne courtisane livrée de façon obscène à la vindicte populaire, ce film apparaît au contraire comme une dénonciation de la société du spectacle, ce qui le rend d'autant plus percutant à l'époque de la télé-réalité ; le calvaire de Lola obligée de livrer à des voyeurs des pans entiers de sa vie intime et qui finit comme un animal de cirque dans une cage est à ce titre révélateur.
Inspiré d'un roman de Jacques Laurent, Lola Montès sera transformée de façon magistrale par le cinéaste, au point que l'on peut se demander si la faiblesse du document littéraire n'a pas contribué à cette transcendance cinématographique qui donne à l'histoire déchirante et romanesque de cette courtisane son caractère universel. On parla à propos de cette dernière oeuvre de Max Ophüls d'un film-testament, tellement il est la somme de l'imaginaire et des innovations du maître dans le domaine du 7e Art. Ainsi le jeu des couleurs qui accentue la charge poétique et participe de façon symbolique à la compréhension du récit. Chacun des épisodes possède sa couleur dominante chargée d'évoquer une saison, mais plus subtilement les états d'âme de l'héroïne. Ustinov, pour sa part, a parlé de la manière dont le cinéaste dirigeait ses acteurs, selon un dosage très pédagogique de précision et de souplesse, afin de créer un climat de confiance et par là même d'obtenir d'eux, comme des décorateurs, caméramans et autres collaborateurs, ce qui lui tenait le plus à coeur : l'excellence.
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