Dans ce stupre qui s’effondre.
Dans la filmographie de Kubrick, rares sont les films qui s’attachent à porter un regard sur la société, qui plus est contemporaine. Verbal, satirique, littéraire : le cinéaste s’essaie ici à une forme de classicisme avant de sauter définitivement le pas vers un cinéma qui lui soit entièrement propre.
Lolita est un film composite, à la fois dépendant du carcan littéraire de l’illustre roman qu’il adapte, et de celui d’une censure qui va brider ses ambitions. La première image, fortement suggestive d’une main d’homme vernissant les orteils juvéniles, n’aura presque pas d’échos. Tout, pratiquement, passe par la suggestion et la parole : on dit à l’oreille les « jeux » auxquels on veut jouer, avant qu’un fondu au noir vienne clore l’échange.
Très long, (2h35), le film s’attache surtout à dresser le portait d’une société américaine (on pense aux Chaines Conjugales de Mankiewicz) oscillant entre puritanisme et libération sexuelle. La vie sociale est un grand bal où dansent indifféremment parents et enfants, et où les conversations au buffet dérivent souvent vers d’autres plaisirs que ceux de la bonne chère. La mère de Lolita, laxiste ou excessivement autoritaire avec sa fille, pratiquante fébrile et cougar pleine de ferveur est le symbole de cette schizophrénie morale. Dans ce monde où rien ne fonctionne comme il faut, le récit va s’attarder sur deux figures masculines, celle de Quilty et de Humbert, aussi différents que complémentaires. Le premier, incarné par Sellers semble préparer le film suivant, Dr Folamour, par son omniprésence et sa jubilation à interpréter plusieurs rôles. C’est la figure du jouisseur pervers, homme mondain, médiatique et artiste, qui obtient ce qu’il désire, mère et fille, et pousse le vice jusqu’à torturer l’amoureux criminel. Celui-ci, en la personne de Humbert, brille par sa passivité : face au système, face à sa passion, il tente de trouver un compromis entre ses déviances et le cadre dans lequel il pourrait ou non les assouvir.
Difficile de ne pas voir le cinéaste lui-même face à son sujet, brulant et presque impossible à retranscrire sur la pellicule… Les scènes les plus fortes sont celles, nombreuses où Humbert subit une conversation à laquelle il ne peut pas répondre, bouillonne intérieurement, déchiré, et ne sait comment donner le change à une discussion policée et mondaine.
Centre névralgique de cette nébuleuse passionnelle, Lolita. Etre de peu de mots, elle apparait telle une vénus botticellienne, mythe d’une jeunesse éternelle qui fait tourner les têtes. Elle se contente avec insolence de vivre, mange en permanence, et pose son regard sur ce qui lui plait, consciente que cet unique élan suffit pour l’obtenir.
D’une façon générale, l’alchimie fonctionne, et la folie d’une passion déraisonnable est retranscrite avec justesse. Surtout, la perversité et l’exacerbation de la paranoïa par le personnage de Quilty parviennent à aiguiser le récit au long cours. Le choix de Kubrick d’ouvrir le film sur une anticipation par le dialogue entre les deux hommes est habile, et instaure un cadre de délitement qui intrigue et fascine.
Long, ambitieux, formellement maitrisé, un peu trop muselé, le film est indéniablement de qualité, et servi par des comédiens qui parviennent à souligner sa dimension satirique. En ce qui concerne son véritable sujet, la passion pour une fille de douze ans, le film n’a pas pu se permettre de le traiter véritablement.
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