« Des douleurs et des roses »

Il est rare de commencer un récit par sa conclusion. Moins de nos jours, mais bien plus singulier pour une tragédie. C'est bien cette antique histoire des Hommes qui intéresse ici Vladimir Nabokov à l'écriture et Stanley Kubrick à la mise en scène. Pour préciser, il serait sans doute plus juste de parler d'histoire d'homme et de femme, car c'est plutôt de cela qu'il s'agit, de dualité.

Plus remarquable encore est la place de ce film dans l'œuvre incroyablement dense du metteur en scène britannique. Bien avant l'exagération stylistiquement moderne d'Orange Mécanique et avant la ruine amoureuse de Barry Lyndon, sans parler de l'avènement des fantasmes dans Eyes Wide Shut, l'essentiel de la vision de Stanley Kubrick est en quintessence dans Lolita. Toujours impressionnant dans sa projection de la beauté indiscutable à l'écran (ici Sue Lyon mais ailleurs Marisa Berenson ou Nicole Kidman) et surtout dans sa décadence proportionnelle, il est ici question d'un autre pouvoir, d'un autre désir.




Il est toujours incroyablement difficile de ne pas se laisser prendre au jeu. Celui de la mise en scène, celui de la superposition du rêve au Réel ou inversement du fantasme à la réalité. La puissance formelle du film est imparable et peut-être en arrive-t-elle-même à le desservir quelque part. Si Humbert tombe logiquement dans les filets de la jeune adolescente, actrice virtuose de la vie - comme souvent à cette âge, c'est surtout contempler sa longue déchéance dans la paranoïa puis dans l'auto-destruction qui est vraiment pénible. Et le spectateur de se poser la question : par quel moyen aurait-il pu y résister ? L'alliance de la beauté et de la manipulation virtuose qu'incarne Lolita est terrifiante car hypnotique. Le déroulement du film est ensuite une question de paramètres que le spectateur intègre comme le comment d'un pourquoi déjà résolu et expédié impeccablement dans la séquence d'ouverture.

Délivré du suspens, la cruauté de la tragédie est dans sa démonstration de la mécanique et dans ce qu'elle dévoile de liens humains soudainement dépourvus d'affects. Peut-on détourner les yeux devant ce qui avance inexorablement vers nous ? La fascination qui pare Lolita est alors explicitée par celui même qui en subira les affres : « La dualité de cette nymphette me rend fou. Tendresse enfantine d'une part... indicible vulgarité de l'autre. » Eh bien montrons l'indicible : des regards équivoques, des chaussures enlevées avec ce qu'il faut de suggestion, et surtout sous-entendre sans jamais prononcer directement.


Les dommages collatéraux sont alors effroyables et presque trop justifiées dans cette lente attraction entre le séduit et son sort, ou entre le papillon et la flamme. Machiavélique lui-même, Humbert manipule à son niveau une femme qui n'a plus rien à perdre tandis qu'il est lui-même manipulé par un auteur de génie et par la tendre et vulgaire Lolita. C'est ce qui place l'œuvre de Kubrick dans son ensemble, et Lolita en particulier, au-delà de nombreuses autres tentatives de description du monde. La projection cinématographique est chez lui tellement plus poussée que le manichéisme primaire qu'elle se suffit presque à elle-même. Chaque film, ou presque, raconte le monde tel qu'il le voit et non tel qu'il peut être, ce qui – par le paradoxe du cinéma – le rend infiniment plus vrai que la plupart des descriptions particulières auxquelles se cantonnent souvent les films.

Il n'est même pas utile de positionner l'œuvre de Kubrick contre une autre car elle est unique et suprême. Démiurge, il crée un monde où les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent mais ce qu'on croit qu'elles sont... puis le brise en morceaux. Chaque bris est plus vrai que le précédent, moins que le suivant. C'est la succession d'émotions et d'audace qui rend la cinématographie de Stanley Kubrick subversive et scandaleuse. Il ne provoque pas, il affirme. Et comme à sa juste considération : il fait de la musique classique le siège de l'émotion nette : l'émotion brute du récit transformée par les images et par les sons qu'il sait phénoménalement bien choisir.
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le 24 mars 2011

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