Exilé au Mexique après une tentative avortée de carrière aux Etas-Unis, Luis Bunuel y construit entre 1946 et 1960 une filmographie de genre très éloignée des deux premiers essais surréalistes qui l'ont fait connaître.
Entre deux films populaires, Le Grand Noceur (1949) et Susanna la Perverse (1951), Bunuel tourne Los Olvidados, une œuvre singulière au carrefour de différents genres et des aspirations plurielles du cinéaste. En premier lieu, le film revendique un réalisme à travers un carton introductif qui précise : "Ce film s'inspire de faits réels. Aucun personnage n'est fictif". Los Olvidados (les oubliés) décrit le quotidien d'enfants désœuvrés aux abords de la capitale mexicaine: Bunuel les filme errant dans les rues, commettant de menus larcins ou des actes de violence gratuite. Ces enfants sont livrés à eux-mêmes et ce sont les carences affectives et éducatives qui sont directement pointées par Bunuel comme la source de la souffrance de ces enfants: l'absence de figures parentales stables, aimantes et rassurantes entraîne leur délinquance. La violence d'une société inégalitaire est également soulignée et ce dès la première séquence du film.
Le réalisme affiché ("Ce film montre la vie telle qu'elle est. Il n'est pas optimiste." prévient la voix off introductive) va déplaire fortement aux autorités mexicaines. Celles-ci vont tenter d'interdire le film sous prétexte qu'il présente une mauvaise image de la jeunesse du pays et du pays en lui-même, avant de faire marche arrière devant le succès remporté par le film lors de sa présentation au festival de Cannes. Il repartira d'ailleurs avec un prix de la mise en scène amplement mérité.
Outre un propos et une visée naturalistes, Luis Bunuel introduit également une aspiration mélodramatique en s'attachant plus particulièrement au destin de Pedro, l'un de ces enfants des rues. Ce personnage porte en lui tous les éléments du mélodrame : rejeté et mal aimé par sa mère, manipulé et mis sous emprise par Jaïbo, un jeune délinquant tout juste échappé d'une maison de correction et qui va séduire sa mère, Pedro va connaître différentes formes de violences et d'injustices qui le prédestinent à un destin tragique. Le drame s'avance en sourdine et semble inexorable.
Si le mélodrame s'est toujours revendiqué d'un certain réalisme, il porte en lui l'excès, la surenchère, la saturation. Le réalisme, lui, vise, même si c'est un leurre, l'objectivité, la neutralité. Bunuel permet à ces deux genres opposés de coexister au sein d'une même œuvre produisant ainsi un film dont la singularité prévaut sur son propos.
Par ailleurs, le cinéaste va également disséminer par endroits des éléments surréalistes, éléments qui participent évidemment à la singularité du film. S'il s'agit plutôt sous forme de traits d'auteur (le fétichisme des pieds, les poules), les préoccupations surréalistes de l'auteur trouvent une expression dans une séquence onirique magistrale. Bunuel utilise un découpage d'une précision diabolique et joue d'un ralenti parfait afin de mettre en scène l'échec du rêve (échec de la symbolisation et non réalisation du désir) et de faire émerger l'étrangeté et l'angoisse. Une inquiétante étrangeté en somme. Ce rêve condense à la fois le passé et le futur de Pedro et les effets de rime sont nombreux avec le reste du film. Cette séquence, peut-être la plus belle du film, apparaît donc comme la clé de voute de celui-ci.
Comme tout mélodrame, Los Olvidados se finit mal, très mal. Pas de happy end et aucun personnage n'est épargné. La fin, particulièrement glaçante, vient contredire le (léger) espoir que la voix off du début faisait entendre : "Le présent n'engage pas l'avenir : un jour viendra où les droits des enfants seront respectés". Il est effectivement difficile de croire ceci à l'issue de Los Olvidados, œuvre forte mais qui n'a pas encore trouvé tout à fait la place qu'elle mérite dans la filmographie de Luis Bunuel.
P.S: Bunuel avait tourné une seconde fin, heureuse celle-ci, par crainte de la censure semble-t-il. Celle-ci a été découverte tardivement et le film n'a jamais été présenté avec cette fin, qui apparaît comme totalement incohérente avec le film dans son ensemble. Cette fin est disponible sur l'édition DVD du film
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