Thèmes et structures du récit dans Lost Highway
Plus qu'une histoire de schizophrénie, de crise d'identité ou de violence, Lost Highway est une remise en question de la narration classique d'un film. Plutôt qu'une critique, je propose ici une interprétation possible de la structure du récit ainsi que de ses thèmes.
Pour expliquer cela il nous faut utiliser un principe appelé chronotope.
Un chronotope est un système temps/espace. Chaque récit possède son propre chronotope. Usuellement le chronotope d'un film est lié à notre notion d'espace temps et cherche à en imiter les règles. C'est ainsi qu'un film de deux heures semble durer des mois, des semaines. Ceci au moyen d'ellipses et de flashback.
Mais, fait peu fréquent au cinéma, Lost Highway fonctionne différemment. Le film a son propre système espace/temps. (C'est à dire que le temps qui s'écoule à l'intérieur même de cette fiction n'imite pas le notre, il n'est pas linéaire)
La théorie la plus communément admise et que le temps interne du récit fonctionne en boucle dans ce film de Lynch. Mais pas une simple boucle, une boucle en anneau de Möbius. Ainsi on peut dire qu'on fait le tour du film en passant par deux chemins, l'intérieur de la boucle et son extérieur. Ces deux chemins sont celui de Fred Madison et de Pete Dayton. Et l'autoroute serait en fait la boucle de Möbius. Dans ce cas, les mêmes évènement sont rejoué infiniment. « we've met before haven't we ? »
Pour prouver cette théorie on dit que le temps du film se boucle sur lui même à cause du message laissé sur l'interphone : « Dick Laurent is dead. » Évènement qui se produit au début et la fin du film, mais sous deux point de vues différent, dedans et dehors.
De plus la structure des lieux n'es plus la notre, intérieur et extérieur échangent leurs place. Le dedans et le dehors sont un même lieu : l'appel du personnage mystère « call me » « In fact I'm at your house right now »
Pourtant une idée communément admise est que le second personnage, Pete, et sa vie sont en fait le rêve du premier, c'est à dire de Fred lorsqu'il est dans sa prison.
Mais il faudrait plutôt comprendre que ses deux personnages, mais aussi les deux univers du film, seraient comme le produit « filmé »de l'imaginaire d'un malade. Peut-être celui d'un schizophrène. Pour avancer cette idée d'inconscient filmé on se basera sur le fait que le personnage mystère est armé d'une caméra.
Cette idée de rêve est souvent appuyé des échos qu'on trouve entre les deux histoires. (la musique free jazz que joue Fred au club Luna est entendu dans le garage de Pete.) Alors qu'il serait plus judicieux de parler d'un monde à deux faces, où certains éléments se reflètent d'un monde à l'autre. Aussi, en allant plus loin on pourrait dire que Lost Higway, à l'instar de Mulholand Drive, est constitué d'une imbrication de mondes possibles se faisant l'écho d'une réalité qui ne nous sera jamais révélé.
Ce chronotope particulier mis en place, David Lynch y a disséminé une série de lieux principaux.
Dans ces deux univers, l'un est fait d'ombre et de solitude et se déroule presque toujours en intérieur. Tandis que l'autre est très diurne avec beaucoup plus de personnages et d'actions. Ces deux univers possèdent des lieux principaux à forte symbolique. Ce sont soit des lieux de passages, soit des lieux lié ou contraires.
Essayons de mettre en rapport ces lieux.
1. La maison de Fred et Renée qui occupe la majeure partie de la première moitié du film est un lieu de solitude et d'isolement. Avec ses éclairages tamisé, l'atmosphère y est sombre. Les couloirs baignent dans le noir et on comprend à peine la disposition des pièces, ce qui donne un effet labyrinthique à l'appartement. Effet renforcé par de multiples fondu au noir à travers le chemin tortueux que prend une caméra subjective. Exprimant avec lenteur des platitudes, les acteurs paraissent amorphes et malhabile. Cette atmosphère semble être celle d'un tombeau où naviguent des fantômes. Ce lieu pris dans la glace peut être aussi perçu comme une métaphore des rapports sexuel et affectif du couple. La musique permet de renforcer cet aspect oppressant.
Il faut mettre cet espace en opposition avec la maison des parents de Pete. Une maison très éclairée, à la pelouse verte et pure qui serait comme une allégorie de l'enfance. (Sur une musique douce, dans le jardin, Pete regarde une piscine d'enfant et des jeux) Le lieu est aussi réconfortant du fait de la permissivité des parents : avec leur look de motards, leur coté laxistes avachis devant la télé, ils sont le prototype des parents cool que s'imaginerait un enfant.
2.Le club de Jazz, le Luna Lounge qui apparaît comme un lieu mélancolique, nocturne (luna, la lune) est pleins d'ambiguïtés. Avec son solo de saxophone, Fred y exprime son agressivité et sa folie. L'agréssivité est aussi renforcé par l'éclairage stroboscopique du concert.
Fred semble y être presque totalement seul malgré la foule.
Club qu'il faut mettre en opposition avec le garage de Pete. En effet, très animé, c'est un lieux diurne et actif. De nombreuses personnes y travaillent.
3.La maison de Andy est un lieu de plaisir et de sexualité débridé. On y tourne des films pornos qui sont des orgies sado-masochiste. Le sexe se fait violence, la passion et les sentiments y sont absents.
Tandis que l'hôtel « Lost Highway » est le lieu de la passion amoureuse, le romantisme se mêle à un plaisir charnel intense.
4.La prison, lieu d'enfermement, contient la scission de Fred en Pete. C'est un lieu de transit pour la commutation des deux personnalités. C'est d'ailleurs le lieux qui contient le plus de contraste entre lumière et obscurité.
Tandis que la cabane de l'homme mystère qui explose à l'envers est un lieux d'inversion et de retournement. C'est un point de passage et c'est ici que le temps s'inverse. Le plan est d'ailleurs coupé en deux : un coté plongé dans l'obscurité tandis que l'autre partie s'embrase à l'envers.
Intéressons nous maintenant aux personnages et à leurs signification.
Dans l'univers conceptuel de Lynch les personnages représentent des forces abstraites qui sont, là encore, liées et contraires.
1. Tout d'abord l'homme mystère, qui par certains aspects ressemble à la mort du 7éme sceau de Bergman. C'est le seul à être unique dans les deux mondes. Derrière le rideau rouge (qui figure chez Lynch le mystère ou l'énigme à l'instar de Twin Peaks) il semble maitre de l'espace et du temps où il peut circuler à sa guise. Il a le don d'ubiquité mais il n'est présent que là où on l'a demandé. « You invited me. It is not my custum to go where I'm not wanted »
Si on interprète le fond du film avec des théories freudienne, on peut le voir comme celui qui trouble la conscience. Poussant au meurtre, c'est l'allégorie de la maladie mentale. Malgré sa caméra il est plus que réalisateur de ce crime puisqu'il participe à l'action en achevant Dick.
Cet homme mystère s'oppose au personnage du mafieux. Paternel, phallique (il s'appelle Dick et il a un gros pistolet) il représente la loi morale et l'ordre. Il peut protéger mais aussi punir. Toujours dans une vision freudienne on dira que c'est le surmoi, l'autorité. Et il est tué en permanence par Fred qui est poussé par la maladie.
2. La police et les parents de Pete sont plus ou moins au spectacle. Ils passent leur temps à regarder la télé ou à surveiller distraitement à travers la voiture. Ils sont ignorant et impuissant de la crise qui se trame. C'est un peu une mise en abime du spectateur. De plus, la police ne rattrapera jamais celui qu'elle poursuit, comme nous qui attendons en vain l'explication à la fin du film.
3. Malgré son physique d'actrice, Rénée est gauche et froide, son look étriqué lui donne un air coincé et vieux jeux. Elle semble soumise à Fred.
Tandis qu'Alice est blonde et voluptueuse. Figure de la femme fatale, c'est elle qui prend les devants « Why don't I take you to diner » Elle est manipulatrice et doué pour le mensonge.
4. Les personnages de Fred et Pete, tout deux talentueux dans leurs domaines, sont traversé de conflits intérieurs jamais résolu. On peut supposer que Fred est frustré dans son désir de donner du plaisir à Rénée. En plus de ses doutes il est bloqué par la froideur de sa femme. Il redoute un monstre rôdeur qui n'est autre que lui même (Madison : mad'son) et qui va tuer la cause de sa frustration. Comme une crise qui ne pourrait se résorber que dans une violence sacrificielle. Pourtant cette violence ne permet aucune catharsis, aucune résolution de la crise. Celle-ci est amenée au contraire à se répéter inlassablement, dans un processus devenu fou.
Son univers asexué, baigné de pulsions de mort est en totale contradiction avec l'hypersexualité de Pete dans son monde ensoleillé (Pete « day tone »). Pete est une sorte de James Dean moderne. Malgré l'ennui comme horizon il a la volonté de vivre. Il est passionné, influençable et irréfléchi contrairement à Fred. De plus on peut dire que Pete accompli un acte œdipien : afin de sortir du monde de l'enfance et du tutorat il tue son père de procuration, Dick. Mais ce passage ne s'accomplit pas dans les règles puisqu'il redevient Fred pour ce meurtre et que nous savons que le temps est bouclé. Il doit redevenir Fred parce que c'est Fred qui est le violent et le bras vengeur. Quand à la pseudo révélation de la scène des policiers qui découvrent les corps (Fred a tué Renée à cause de sa carrière pornographique cachée, et pour cela il s'est transformé en Pete) C'est une explication qui n'ajoute qu'au mystère. On dira plutôt que c'est l'expression de réalités possibles qui se seraient entrecroisé. Ce passage n'est certainement pas l'explication tant attendu du film, bien au contraire puisqu'on voit ensuite Fred annoncé la phrase de sentence à l'interphone alors qu'il se trouve en même temps de l'autre coté. Et que dire de la condamnation de Dick ? Son rapport au sexe sans sentiment rappel-t-il à Pete les affres et les règles du monde réel, à avoir celui des adultes ? Dans ce cas, il serait condamné par cet homme/enfant.
En tout cas en continuant l'interprétation freudienne du film (une interprétation critiquable mais tellement pratique j'en convient) on peut expliquer que Lost Highway représente le mental dérangé d'un homme pas vraiment adulte car son surmoi est sans cesse mis en déroute par le ça à cause d'une maladie. Le moi est en retrait, passif et spectateur comme nous ou la police.
Enfin ces trois parties nous permettent d'affirmer que la dualité est présente à tout les niveaux dans Lost Highway. Dans la symbolique des lieux, les caractères des personnages mais aussi jusque dans la structure même de nombreux plans : par exemple les plans où Fred, avec le décor plongé dans le noir, est éclairé, ou ceux de la route qui coupent le plan en deux. Le rôle du son a aussi son importance : lors de l'isolement de Fred et de l'homme mystère où le son d'ambiance de la fête est coupé.
Pour reprendre le chapitre spirale, origine et temps du livre David Lynch : Matière, temps et image, on dira que les deux mondes emboité de Lost Highway visent une altérité qu'on atteindra jamais. Différentes temporalités et virtualités s'entrecroisent dans cet "inconscient filmé", s'opposent et parfois se rencontrent sans jamais pouvoir être unifié totalement.
On notera qu'une fois touts ses concepts installé, David Lynch prend un grand plaisir à réemployer voir détourner les codes d'un genre phare du cinéma hollywoodien : ceux du film noir.
On citera par exemple les robes et la coiffure d'Alice et son air de blonde venimeuse. Mais encore les sonorités jazzy de la boite Luna Lounge ou celles qui accompagne le mafieux. On pense aussi à la police incompétente et les verres de whisky de la soiré mondaine. De plus la maison sur la plage qui explose ressemble à s'y méprendre à celle de Kiss Me Deadly de Robert Aldrich.
Au fond l'enquête du néo film noir qu'est Lost Highway, c'est au spectateur seul de la mener.
Bibliographie et sources :
Pierre Pajon, Cours d'analyse du récit filmique, UFR des Sciences de la communication, Stendhal, Grenoble.
La narration dans Lost Highway : http://www.lumiere.org/esthetique/lost-highway.html
Bertrand Gervais : Le Minotaure intérieur. Violence et répétition dans Lost Highway de David Lynch. http://id.erudit.org/revue/cine/2003/v13/n3/008709ar.pdf
Eric Dufour : David Lynch : matière, temps et image,Vrin Editions,2008
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