Si l’on vient à évoquer le souvenir de Louis-Ferdinand Céline, deux types de réactions s’opposent, un peu comme celles qui viennent à l’esprit lorsque l’on pense à l’oursin. D’aucuns ne retiendront que le côté urticant et épidermique (l’homme collabo et antisémite) d’autres à cette saveur unique qu’il provoque (l’écrivain génialement fantasque).


Emmanuel Bourdieu (qui a fait bien du chemin depuis « Les années maléfiques », dont on trouve tronc commun d’ailleurs avec ce film), s’inspirant du livre Milton Hindus, conserve bien à l’esprit ce clivage et pose dès le départ un socle solide, la littérature supplante la vérité. Sous entendu l’homme Céline se masque de son aura d’auteur pour justifier ses exactions. Cette approche se retrouve jusque dans la désignation du film « Céline », avec en surtitre « Louis-Ferdinand » (l’homme considéré) et en sous-titre « deux clowns pour une catastrophe » (l’espèce de bouffon buté et primaire).


Cette farce sarcastique est savoureuse. La finalité n’étant pas la véracité du propos, ce n’est pas un biopic à proprement parlé, mais bel et bien la mise en lumière de deux esprits antinomiques et symboliques d’une époque. On peut rapprocher par exemple ce « Céline » à des textes comme Amadeus de Peter Shaffer, ou bien encore « Le souper » de Jean-Claude Brisville, tous deux adaptés au cinéma et partant du même principe.


Ce qui est appréciable également, c’est cette épure retenue pour la mise en scène, faussement simpliste, mais incroyablement étudiée. A commencer par le décor, l’action se passe au Danemark, il aurait été aisée d’y amener une vision préjugée touristique (le genre « The Danish girl » dégoulinant de visions cartes postales). Ici le pays d’exil s’inscrit sur les murs (nombre de toiles dans l’esprit d’Anton Laurids Johannes Dorph par exemple), dans les scènes de genre (cabaret, intérieurs…) et aussi par cette lumière un peu diaphane et si caractéristique (excellent rendu par Marie Spencer). Le montage souligne bien également l’action, ou plutôt les réactions, incisif, il capte le moindre rictus du maître tout en donnant une profondeur à l’environnement. A cela s’ajoute de malicieux détails (le chat, la perruche, des décors qui évoluent dans le temps, des évocations biographiques un peu oubliées…).


Techniquement parlant, ce « Céline » est une belle mécanique, rythmée par une bande musicale très fine de Grégoire Hetzel (qui possède décidément le même magnétisme qu’un Philippe Sarde), impeccablement calquée sur la progression du récit.


Et l’on en vient à l’un des points remarquables du film, le scénario, et notamment à cette désillusion que l’on a tous connu un jour (d’une manière ou d’une autre), de constater que l’auteur fantasmé, que l’on plaçait au dessus de tout, que l’on déifiait, n’est autre qu’un humain, faillible et loin de notre imagerie d’Epinal. La plupart du temps, cela ne porte pas à conséquence, Pour Hindus par contre, c’est un véritable un séisme qui s’abat sur lui, une véritable remise en cause de ce pour quoi il s’est battu, envers et contre tous, des années durant. Et la farce de lui laisser à lui tout autant qu’à nous, un goût de fiel dans la bouche. Bourdieu et Marcia Romano composent là une partition sans faute. A grand renfort de dialogues aiguisés (inspirés des mots de l’auteur entre autre), ce duel fantastique nous interpelle, nous ravie, voire nous énerve. « Céline » est un film qui fait réagir !


Mais pour que l’opération réussisse, il lui fallait un mentor, et qui mieux que Denis Lavant (qui l’a déjà incarné au théâtre) était le mieux placé ? Personne ! Physiquement déjà la ressemblance est troublante, la voix et le phrasé tout autant. Mais c’est le génie de l’acteur qui nous conforte plus encore dans cette impression. Denis Lavant cultive le mimétisme et l’exacerbe (nous sommes toujours dans la farce théâtralisée). Il y est prodigieux !


Impossible de ne pas évoquer l’autre tête d’affiche (au sens noble du terme) qu’est Géraldine Pailhas, qui en incarnant Lucette Destouches la muse, n’en représente pas moins la Femme d’alors, pionnière (le port du pantalon bien souligné) et d’esprit (le turban de Beauvoir). Son rôle dans le film est capital et prédomine dans les plans principaux ou dans les scènes clé. Sa justesse de ton, son aura et sa grâce, rendent justice à cette épouse exemplaire et aimante, un peu oubliée, qui jamais ne trahira cet homme si contesté.


Pour toutes ces raisons, « Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe», est un film brillant, exaltant et profondément attachant.

Fritz_Langueur
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le 13 mars 2016

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Fritz Langueur

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