Octobre 2020, pas beaucoup de films à se mettre sous la dent, tous les blockbusters sont repoussés pour l’année prochaine en espérant des jours meilleurs après la crise du coronavirus.
Les gros poissons se permettent de tuer de jour en jour les espoirs des salles de cinéma en incluant leurs productions directement sur leur plateforme de streaming.
Et au milieu de ce bordel, il y a le cinéma d’auteur, celui qui souffre le plus en ces temps difficiles !
Gaspar Noé, réalisateur italo-argentin, est une des grandes figures du cinéma d’auteur d’aujourd’hui !
Passé maître dans l’art du film dramatique, dans le sens le plus propre du terme, chacun de ses films explorent les facettes les plus abominables de la nature humaine, en particulier la destruction de l’Homme par l’Homme, ainsi que le lourd fardeau que l’on appelle “les aléas de la vie.”
Il détruit la vie d’un marginal dans Seul contre tous.
Une femme dans Irréversible.
Un trafiquant de drogue dans Enter the Void.
Un homme dans Love.
Une troupe de danseurs dans Climax.
Et aujourd’hui avec Lux Aeterna, une équipe de tournage.
Commençant avec le moyen-métrage Carne, qui durait 40 minutes, Noé a progressivement augmenté la durée de ses films : allant de 1h30 à 3h !
Au niveau de la moyenne de l’intervalle entre chacune des sorties de ses moyens et longs métrages de Carne à Lux Aeterna, on avoisine les 4 ans.
Une durée d’intervalle convenable qui lui laisse le temps de produire un cinéma de qualité, et de nous surprendre à chaque fois qu’un nouveau film sort !
Et avec Lux Aeterna, au moment de la sortie des premiers visuels, il y avait de quoi ! Déjà conceptuel dans sa durée (51 minutes), Noé reprend deux pointures du cinéma français en tête d’affiche depuis Monica Bellucci et Vincent Cassel (et Albert Dupontel) en 2002 pour Irréversible : Béatrice Dalle & Charlotte Gainsbourg.
Je n’avais vu Béatrice Dalle que dans Trouble Every Day de Claire Denis, où elle incarne cette femme réservée, désireuse et cannibale à l’étrange charme, que je retrouve personnellement chez Geena Davis ou Natalie Portman, un ange trop mignon, trop innocent et trop réservé pour qu’on puisse saisir l’intégralité de sa personnalité, quitte à cacher quelque chose de maléfique...
Et Béatrice Dalle ayant vieillie depuis + ses affinités avec le milieu punk/rock, on comprendra mieux pourquoi Noé cherchera à pousser cette nouvelle facette vieillissante de la belle Béatrice.
Et de l’autre Charlotte Gainsbourg, que je ralliai au simple fait d’être la fille du fameux chanteur au départ, jusqu’à ce que je me penche sur deux de ses rôles les plus extrêmes : celui de Elle dans Antichrist et de Joe dans Nymphomaniac Volume I & II !
Et je trouve que l’on a là le même profil que Béatrice Dalle : un sacré charme, un étrange charisme et une timidité qui s’exprime par un faible volume de la voix et une lenteur dans la parole que même le plus fervent suisse n'atteindra pas !
Mais bien sûr quelques points les différencient, comme le dira la deuxième séquence du film.
Le film commence avec une séquence en 4/3 et en noir et blanc, montrant le sort des sorcières pendant le Moyen-Age avec entre temps les cartons propres à ses films avec une citation, ici en rapport avec le cinéma et ses coulisses !
Ces citations appuient le caractère contestataire du film, il s’adresse directement à son public sans passer par l’intermédiaire cinématographique, ils sont limite rassurants et signe de mauvais présage tant la maîtrise de son réalisateur dans la mise en scène et l’architecture de son cadre inspirent la crainte et souvent l’angoisse pure !
Ici, l’écriture est rouge, la typographie romaine, le fond noir et blanc et le fond sonore grondant avec l’apparition d’éclairs : je vous l’ai dit, Noé détruit, mais il doit y avoir un phénomène comme métaphore pour justifier cette destruction physique.
Le diable ou du moins une présence diabolique, intervient et brûle une actrice interprétant une sorcière.
Vous aurez remarqué que j’ai dit une actrice interprétant une sorcière et non une sorcière tout court, ça ne fait plus aucun doute, Noé transcende intra muros le quatrième mur pour que l’on change de point de vue : dès à venir, ne voyons plus son film comme un film, mais les coulisses d’un film.
Une bien belle métonymie pour annoncer le propos de son film !
Entre temps, un personnage, très certainement chargé du making-of du film, filme le décor où se déroule la discussion qui va suivre : il s'immisce dans les coulisses du tournage, il aura son rôle à jouer ensuite...
Deuxième séquence, Béatrice, la réalisatrice, parle avec Charlotte, son actrice principale, leurs personnalités sont équivalentes, l’une plus extravertie, l’autre plus prudente.
Le feu, qui va bientôt les embraser, les éclaire, la discussion est joviale, graveleuse, marrante, les deux actrices démontrent une forme de complicité.
Or, un split-screen les sépare, le cinéma lui-même les sépare, leur statut ne leur permet pas d’avoir autant d’affinités.
Ce split-screen va permettre à Noé de suivre ces deux personnages dans leur descente aux enfers due aux responsabilités qui leurs sont propres ainsi qu’à la nocivité de leur entourage.
Le producteur est un salaud qui veut à tout prix virer Béatrice, un acteur random veut engager Charlotte pour son prochain film, elle ne peut accéder à sa demande à cause du manque de temps, suite à ça, il lui souhaite la déchéance.
C’est l’enclenchement de la machine infernale, le personnage qui réalise le making-of doit filmer Béatrice comme preuve de son incompétence pour la renvoyer ; Charlotte reçoit un appel inquiétant de sa petite fille…
Tout l’élan de la misanthropie refoulée ressort, chaque personnage a sa haine à évacuer, le ras-le-bol est général, le surplus de mésententes crée un chaos ambiant.
Noé renoue avec son éternelle métaphore d’une société en guerre civile permanente, toujours par le biais d’un événement/une situation/un contexte normalement idéalisé ou banale.
Le mal est partout, Noé dénonce le milieu-même de son métier (d’où le quatrième mur brisé intra muros)
Noé révèle, se déchaîne, conteste !
L’explosion de couleurs vives épileptiques et de sons hypnotiques laisse s’échapper la marque du réalisateur, son référencement cinématographique.
Si l’on prend la scène du bûcher, couplée aux couleurs vives, au thème de la sorcellerie et cette contre-plongée avec une image comme arrondie aux extrémités, on distingue un style percutant, coloré, angoissant, maléfique à la Argento qu’il cite comme étant un génie en même tant que l’amitié qu’il a avec sa fille Asia !
La symbolique du feu présente un peu partout couplée à l’instauration du chaos peut rappeler La Tour Infernale de John Guillermin, l’un des films préférés de Noé.
La présence de la religion comme toile de fond que l’on désacralise jusqu’à son inutilité matérielle rappelle les œuvres poignantes de Pier Paolo Pasolini qui s’en est servi pour appuyer sa subversion dans ses films, que Noé affectionne particulièrement.
Après ce déchaînement, le caméraman carriériste insupportable du plateau, lorsque l’on atteint le point de non-retour, filme, filme encore et ne cessera de filmer, empêchant la pauvre Charlotte de faire quoi que ce soit.
Noé le filme en contre-plongée, le caméraman est dominateur, la caméra de ce dernier est un revolver, dont le canon est pointé droit sur Charlotte qui se voit sombrer dans un chaos sonore et lumineux.
Ne pouvant plus rien faire, le split-screen ne fait plus qu’un où Charlotte crie, dans l’incapacité de se libérer de ce poteau auquel elle est attachée, et on se rend compte que toute l’intention de la séquence est là : la sorcière brûle, croule sous ce chaos ambiant, sous ce feu métaphorique.
Gaspar Noé est un passionné de cinéma, en particulier de celui underground, gore, horrifique et violent qui, au détriment d’une fainéantise artistique dans un but commercial, dénonçaient les travers de leurs sociétés respectives qu’ils ne comprenaient pas.
Je citerais bien la vision des citadins sur leurs confrères perdus dans la campagne américaine ainsi que le contraste entre le progressisme culturel et consumériste d’un côté et le conservatisme traditionaliste en face dans Massacre à la tronçonneuse ; la comparaison entre cannibalisme et consumérisme dans Cannibal Holocaust ou encore le capitalisme et la société de consommation qu’il a engendré comme influence néo-fasciste sur nos sociétés dans Salo ou les 120 journées de Sodome.
Comme ces réalisateurs, Noé a un regard acerbe sur la nature humaine, dont le spectre civilisé peut flancher à tout moment pour laisser place à notre sauvagerie !
Accusé de pessimisme, de misanthropie, Noé répond en balayant devant sa porte : en l’occurrence celle d’un studio de cinéma qui mérite bien d’être dépoussiéré tant, selon lui, on n’arrive pas à réaliser à quel point un tournage peut s’avérer être un véritable enfer.
La notion d’enfer est récurrente chez Noé, il crée un véritable enfer visuel, ne laissant aucun membre de l’équipe technique indemne, y compris son propre poste de réalisateur à travers divers éléments visuels propice à une volonté de mise en abyme comme le surcadrage, que ce soit quand il filme l’objectif du cameraman, le passage de pièce en pièce ou la caméra subjective du “chargé du making-off” dont j’ai parlé au début !
La réalisatrice Béatrice est malmenée, et dès lors que son regard sur sa propre œuvre se perd (elle se cache les yeux de désespoir), le chaos visuel et sonore prend littéralement forme et rend l’expérience cinématographique insupportable pour le spectateur.
Les relations humaines sont importantes pour mener au mieux le tournage de son film, Noé y injecte sa vision certes troublante mais réaliste sur une société en constante auto-destruction sans que rien ne la fasse évoluer dans le bon sens...
Une perle de 50 minutes ! Court mais efficace, merci Gaspar Noé !