[Mouchoir #29]
Avec un peu de recul, l'exotisme que le cinéma japonais classique exerce sur nous s'incarne en partie à travers sa façon atypique de concevoir la mise en scène, d'une manière qui nous est déconcertante, en partie inconnue à nos habitudes. Comme quand Marker disait du cinéma russe — dans Une journée d'Andreï Arsenevitch (2000) — qu'il préférait la plongée, pour être plus proche de la terre qui lui est si chère, tandis que le cinéma hollywoodien magnifiait ses personnages à l'aide de la contre-plongée, visant de son côté à les rapprocher du ciel.
Dans le cinéma japonais de l'époque, la caméra épouse le sol, mais en se mettant à son niveau, à la parallèle, afin de mettre en cadre aussi bien ce qui s'y trouve apposé que le personnage qui se dresse dans la pièce, pour capter le quotidien qui donne vie au décor et le point dramatique de l'histoire qu'est le corps humain, l'insignifiant et la dramaturgie entremêlé·e·s. Les cinéastes japonais jouent ainsi souvent de la profondeur de champ, des encadrements multiples et des découpages corporels de leurs acteurices.
Le Naruse des années 30 a su tirer parti de ces figures de style, tout en enrichissant à sa manière la grammaire naissante. Même si Rêve de chaque nuit le développe à mon humble avis avec une meilleure maîtrise, Ma femme, sois comme une rose donne à voir deux des trouvailles de son cinéma. En premier lieu l'association d'un travelling avant sur un plan monté avec un travelling arrière sur le plan suivant, ou inversement, propose une première variation au champ/contre-champ classique, le rendant dramatiquement dévastateur car porteur d'émotions pulsionnelles, d'énergies intimes devenues mouvements visuels.
Dans un second temps, dépassant toujours cette convention du champ/contre-champ, le cinéaste démultiplie les points de vue autour d'un dialogue en apparence simple, mais où se joue tout un ensemble de relations, dont la complexité est portée par les cadres, révélateurs du sens sous-jacent des mots. Ce faisant, un échange entre deux personnages arbore bien souvent plus de six cadres différents que Nasure alterne afin d'enfermer ses protagonistes, d'incarner les changements dynamiques en jeu et de décliner tous les visages et les masques qui se cachent derrière une apparence, toujours en quête de cette émotion qu'il faut percer, discerner, mettre au jour, coûte que coûte.
5,5.
[02/10/18]