Après la surprenante mini-série P’tit Quinquin le virage de la comédie est définitivement opéré pour Bruno Dumont, le réalisateur nordiste s’établit une nouvelle fois un campement au bord de mer dans sa région natale pour nous narrer une histoire que lui seul peut faire jaillir de la pellicule. Le conte burlesque comme moyen de se délivrer d’une étiquette de cinéaste austère et naturaliste, chercher l’accident, faire évoluer sa démarche artistique vers une dimension insoupçonnée, faire rire tout en gardant ce degré de fascination qui lui est propre depuis toujours.
La Côte d’Opale comme arrière plan grandiose d’un univers sorti tout droit d’une bande dessinée, une baie, des pêcheurs de moules, de vieilles bâtisses plantées en amont des dunes, le décor prend comme souvent une place primordiale chez Dumont, le figer dans le temps pour y placer ses personnages et son récit. Se déroule alors une interaction entre classes sociales et statuts d’acteurs, la ruralité représentée par des amateurs face à la bourgeoisie campée par des comédiens professionnels, le but étant de créer une véritable alchimie au service d’un ton totalement atypique. C’est cette connivence fragile qui sera un des arcs du long métrage pour oublier le postulat, Juliette Binoche et Jean-Luc Vincent furent les premiers a être soumis à cette expérimentation chez Dumont dans Camille Claudel 1915, ils sont dans Ma Loute épaulés d’un Fabrice Luchini quasi méconnaissable et d’une Valeria Bruni Tedeschi incarnée. Les thématiques récurrentes du réalisateur sont belles et bien là : la romance et l’enquête, la première est représentée par l’idylle entre l’aîné des cultivateurs de moules du coin dénommé Ma Loute et Billie la nièce androgyne de la noble famille Van Peteghem; la seconde par un duo de policiers impuissant face aux multiples disparitions mystérieuses se produisant dans la baie, rappelant évidemment le désopilant binôme de P’tit Quiquin.
Le cadre propose une authentique intemporalité picturale, certains plans semblent se rapprocher de tableaux réalistes du XIXe siècle, idéal pour laisser place au merveilleux dans ce contexte brut, magnifier la condition agricole tout en la respectant, c’est d’ailleurs très bien exploité par la mise en scène qui se rapproche au plus près des visages pour en retirer une expression, une émotion, pour ensuite contrebalancer sur des plans larges de corps en errance, telle une tanière éloignée de toute forme de civilisation. C’est là où la bête humaine rencontrera l’excentricité mondaine, du dramatique au burlesque, le cocktail se brasse sous nos yeux dans une cadence fort plaisante, impossible de ne pas sourire en voyant Luchini déambuler comme un Aldo Maccione bossu bégayant façon Bourvil, la pantomime est poussée tellement loin que l’absurde de situations anodines tel un service d’apéro s’en retrouve hilarant, la composition scénique vaudevillesque de Dumont dépasse assez largement sa précédente proposition, surprendre encore et encore, quitte à peut être en faire trop ...
Car justement c’est en quelque sorte le défaut de sa qualité car cette surenchère finit par desservir le ton du film, ce surjeu certes assumé tire sur la corde avec insistance plus le long métrage avance, notamment en ce qui concerne l’hystérie du personnage de Juliette Binoche qui en devient presque insupportable, de même pour l’interprétation globalement effacée de Jean-Luc Vincent, un peu à la peine il faut bien l’avouer (déjà un tantinet désincarné en Paul Claudel). Je trouve que l’exubérance théâtrale aurait sans doute mieux fonctionné du côté des comédiens amateurs car il s’en serait sans doute dégagé ce sursaut de sincérité à contrario d’un pseudo désir de performance, il n’y a que le couple Luchini-Bruni Tedeschi qui reste à mon sens constant tout du long du côté du casting professionnel. Et c’est dommage car le reste est parfait, notamment les flics mode Laurel et Hardy qui se trainent de dune en dune (avec une utilisation des bruitages fort audacieuse pour souligner ses gimmicks loufoques), galérant à dénicher le moindre indice pour finalement tourner en bourrique, et le plus amusant c’est que nous spectateurs connaissons l’identité des criminels depuis un bon moment.
L’aspect morbide du cannibalisme teinté évidemment d’humour noir est tout à fait savoureux, la scène du déjeuner en plein air avec la mère demandant aux gosses si ils ne veulent pas du rab d’orteil a ma préférence, totalement jouissive (comme cette façon de différencier la qualité de la chair selon leur origine sociale), de même pour cette séquence de procession lunaire et son curé à côté de la plaque, faisant également écho à la messe de P’tit Quiquin. Toute la dernière partie du film bascule dans un joyeux bordel, avec ses hauts et ses bas (comme expliqué plus haut), là où se mélange le cartoonesque, la sacralité, la consanguinité ou l’androgynisme, avec au beau milieu l’amourette ambiguë entre Ma Loute et Billie, symbole de multiculturalisme sociétal, Dumont se permet d’ailleurs de se jouer des clichés de sa région, en fait aucun milieu n’est épargné. Ces fameux moments de grâce qu’on retrouve inévitablement dans le cinéma de Dumont n’existent que lorsque s’exprime la simplicité, la pureté, autant dire qu’il y en a assez peu dans ce film, davantage ouvert à la grandiloquence, subsistent heureusement l’amour et la réconciliation.
Ma Loute reste un exercice de style où Bruno Dumont voue plus que jamais fidélité à son univers tout en prenant des risques (forts respectables), c’est cette constante évolution qui fait de lui un metteur en scène si particulier, je garde évidement beaucoup d’estime pour son travail même si j’avoue être un poil déçu par ce petit pêché d’excès dans son intention de parti pris burlesque, trop de trop. Cependant le divertissement fonctionne dans ce processus de création d’un genre nouveau, et la fascination demeure bien présente, cette Côte d’Opale garde encore bien des secrets, une source d’inspiration qui n’a sans doute pas finie d’être cultivée.