Bruno Dumont, non content d'être le meilleur réalisateur en activité, montre maintenant à chaque film une volonté d'évoluer, de proposer autre chose, sans pourtant se renier. On voyant dans Camille Claudel 1915 l'utilisation d'acteurs connus, puis avec le génial P'tit Quinquin l'apparition de la comédie (et de la série), ici il va encore plus loin puisqu'on a une comédie policière avec Luchini et Binoche. Et si l'on a vu P'tit Quinquin on sait comment Dumont arrive à jouer avec les codes et les attentes du genre, sans jamais une seule seconde faire autre chose que du Dumont.


Parce que comme pour P'tit Quinquin la force est là, réussir à faire rire avec une scène, puis réussir à émouvoir avec la beauté de ses personnages dans la suivante. En fait Dumont propose un véritable univers cinématographique dans lequel l'absurde et le beau ne font qu'un, dans lequel tout ceci est cohérent et où l'on ne se pose pas une seule seconde la question de "qu'est-ce-que c'est que ce bordel à l'écran ?". Parce que oui, c'est un joyeux bordel, entre les bourgeois qui sont tournés en dérision de manière totalement hilarante (il y a une scène qui se veut tragique pour les personnages où Luchini et Binoche discutent de Billy et de l'identité de son père qui est juste hallucinante tant c'est n'importe quoi et le sérieux de Binoche et de Luchini ne peut que provoquer l'hilarité).


Parce que les médisants, qui connaissent mal Dumont, lui reprochent sans arrêt de ce moquer des gens du Nord, de les représenter comme des bouseux, etc. Sauf que là, lorsque les "bouseux" sont drôles, c'est pas à leur dépend, on ne rit que des riches à leur dépend, avec toutes leurs manies, leur vocabulaire et leur démence (sauf pour Billy). Les policiers sont un peu entre les deux, parce que certes ils sont laids, pas futés, mais en même temps ils sont touchants de par leur candeur, ce que ne sont pas Binoche, Luchini et consort.


Ici les bourgeois sont un cirque... et moi j'aime qu'on se moque des bourgeois. Tandis que les pauvres, s'ils ne sont de loin pas tout blanc (ça serait mal connaître Dumont), ont cette beauté fière du regard, cette beauté qui transparaît à chaque plan, ce beauté qui illumine le film. Les premiers plans sur Ma Loute, héros du film, sont absolument sublimes (enfin tous les plans sur lui). Et c'est là la force de Dumont, réussir à rendre beaux ces gens qui ne le sont pas forcément, à leur donner une identité dans la sobriété. Les plans frontaux fixes chez Dumont, on n'a pas vu tant de beauté depuis ceux dans l’Évangile selon Saint Matthieu de Pasolini.


Au niveau de l'humour je retiendrai un procédé que je trouve vraiment génial, l'utilisation des bruitages. Lorsque Luchini, bossu, ou le commissaire machin marchent on entend des petits bruits, comme on pourrait en ajouter dans un dessin animé, ça rajoute immédiatement de l'absurdité à la scène (alors qu'on a déjà Luchini qui a une coupe improbable qui se dandine étrangement et le policier qui parle vraiment bizarrement et qui ressemble plus à une baleine à moustache qu'à autre chose). Et il y a cette scène de repas, où l'on reprend le cliché de la mère qui veut absolument donner à manger à ses fils, scène qu'on a tous déjà vue et vécue, mais brillamment détournée...


Et finalement lorsque je vois cette belle farce absurde qu'est ce film, je me dis qu'il est bien plus proche de la réalité que beaucoup de films plus réalistes... Parce que certes on est dans la satyre, mais réussir à donner du cœur à un personnage juste en le filmant en plan fixe, où l'on sent tout ce qu'il pense, tout ce qu'il ressent, c'est fabuleux.


Parce que oui, comme pour P'tit Quinquin, Hors Satan, Flandres... j'ai pleuré... pas de rire, pas de tristesse, mais parce que c'est beau, c'est juste beau. Lorsqu'on arrive à ce niveau de pureté et bien forcément on vibre, on tremble, on aimerait que chaque plan soit éternel. Ce qui nous amène à l'unique défaut du film, surtout après P'tit Quinquin, c'est trop court. J'en veux tellement plus, j'aurai aimé que ça ne finisse jamais...


Dumont disait à la sortie de P'tit Quinquin, que lorsqu'il fait un film comme Hors Satan, ce n'était pas un film de l'immédiat, mais un film qui peut provoquer un déclic plusieurs semaines après le visionnage, qu'on travaille sur le long terme, contrairement à une comédie où il faut aussi ce plaisir immédiat. Et tout comme il avait parfaitement réussi à allier les deux avec P'tit Quinquin, Ma Loute c'est le genre de film dont la beauté prend aux tripes et obsède.


Parce que la fin, fidèle à ce que peu faire Dumont d'habitude en terme de beauté, elle retourne le spectateur de par sa simplicité (je parle des derniers plans), c'est le véritable enjeu du film qui se joue là, loin des bouffonneries de Luchini. Enfin je dis bouffonneries... sur la fin Luchini a lui aussi un moment de grâce, une accolade, une embrassade avec le policier libératrice, comme Dumont sait si bien les filmer. J'ai cette impression qu'avec ces scènes (Valeria Bruni Tedeschi aussi en a une) on comprend que les bourgeois finalement eux aussi peuvent ressentir quelque chose... s’apaiser...


Mais revenons à ce qui est vraiment intéressant, ce couple formé par Ma Loute et Billy, la fille (ou le fils, on ne sait pas trop) de Binoche. Ce couple fonctionne instantanément, dès le premier plan, le premier regard, sans qu'on se pose la question de la légitimité de leur amour. Les scènes où ils sont ensembles sont si belles, si pures qu'elles rayonnent, qu'elles portent tout le film (sans, encore une fois, dénoter avec le côté absurde du reste). Jamais, en tant que spectateur, on n'a envie qu'ils se séparent, qu'il n'arrive quelque chose à leur couple, parce qu'ils sont si beaux ensembles. Et ceci même si on a vu, si on a entendu, si on devine qu'il y a quelque chose d'étrange avec Billy.


Ce qui en fait, tout comme La vie de Jésus était le meilleur film sur le racisme, le meilleur film sur la transexualité, sur la quête de l'identité de genre. Et moi, qui suis si récalcitrant par rapport à ça, je trouve ça fabuleux, pourquoi ? Parce que c'est bien fait, parce que le doute garçon ou fille n'est pas le centre du film, c'est juste une composante du personnage, personnage qui est infiniment beau et juste... et qui par conséquent est réellement touchant.


Je ne m'attendais absolument pas à trouver ça là, mais comme quoi, comme je l'ai toujours dit, si c'est fait avec talent, on peut parler de ce que l'on veut, ça ne sera pas lourd, ça sera juste beau.


En somme Ma Loute est un film à voir pour rire de bon coeur devant Luchini en bossu, Binoche en bonne femme hystérique, mais surtout pour être touché par la grâce.

Moizi
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le 13 mai 2016

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