Le P’tit Quinquin (2014) a été comme une épiphanie dans la filmographie de Dumont : la mise en place d’un cinéma hors-norme, par son format et son ambition, se teintant progressivement d’un burlesque tragi-comique. Son austérité se mue et sort des diktats du réalisme pour s’enfoncer dans la voie d’un rire presque cathartique, une échappatoire face au chaos mental (Camille Claudel 1915, 2013) ou sociétal (P’tit Quinquin). Une révolution qui semble vouloir s’inscrire avec Ma Loute dans la temporalité même du cinéma de Dumont, comme une volonté de retourner aux origines de ses personnages – du duo de policiers de L’Humanité (1999) à celui de la mini-série d’Arte –. Le cinéaste nous plonge toujours dans son folklorique nord en 1910 où une maison de riches bourgeois, les Van Peteghem de Tourcoing, surplombe aussi bien les méandres de la baie de Wissant que de la société paysanne avec comme toile de fond une enquête autour de la disparition de plusieurs touristes.
Dès l’ouverture amenant la confrontation des corps inadaptés des Van Peteghem à ceux travailleurs des Brufort, Dumont assoie son dispositif filmique et scénaristique en faisant du corps le moyen unique, premier et primaire d’expression. Le corps se pense comme une entité narrative propre qui se veut en perpétuelle expansion au point d’affecter la bande-son – les bruits de ballons pour les déplacements du Commissaire Machin (Didier Després) – et de perdre sa définition propre – le caractère transgenre du personnage énigmatique de Billie (Raph). Il jouit même d’une pluralité universelle en étant à la fois un moyen (une force de travail avec l’intelligente idée de ses paysans-barques faisant traverser les notables uniquement avec leur corps) et une fin (une nourriture pour ses paysans anthropophages). Enfin, le corps symbolise la colonisation des notables aux corps désadaptés à la nature. Ils se meuvent engoncés dans leurs vêtements, à l’instar du voile d’Isabelle Van Peteghem (Valeria Bruni-Tedeschi) qui lui revient toujours sur le visage durant la « sublime » ballade, avec comme seule finalité la chute. Ces nouveaux vacanciers de proximité sont ainsi un artifice devenant au détour d’une scène une flore et une faune à part entière : André Van Peteghem (Fabrice Luchini) pointe du doigt un héron hors-champ, or pour le spectateur ce doigt montre le chapeau à plumes que porte sa sœur, Aude Van Peteghem (Juliette Binoche).
Néanmoins, Dumont ne dépasse pas les caractéristiques du vaudeville américain, ce spectacle fourre-tout réunissant différents numéros. Le Commissaire Machin et son acolyte sont réduits à tenir le rôle de « Monsieur Loyal » en rabattant par un unique gag, les chutes de Machin, les cartes d’un récit inexistant devant conjuguer des attractions diverses et disparates allant du gore (cannibalisme) au burlesque en passant par la romance. Cette dernière entre Ma Loute et Billie ne semble pas exister comme un contre-pied respiratoire, mais uniquement pour tendre à l’humiliation mentale (les commentaires des policiers ou des Van Peteghem) et physique (la scène de passage à tabac) du personnage de Billie. Dumont cherche ainsi à séduire par le rebut jouant sur la violence et la matière (crachas, sang) pour séduire un spectateur masochiste qui se complairait ainsi finalement comme lui à regarder l’homme comme une masse malléable et modulable. Il y a dans Ma Loute un goût pour un slapstick, genre d’humour impliquant la violence physique, qui devrait par essence être jubilatoire et conduire à un rire mortifère (la chute pseudo-mortelle de Luchini en char à voile). Une outrance jusque dans les corps qui tend par sa répétition affadissante plus du grand-guignol que d’une réflexion constructive sur la réhabilitation du corps comme enjeu proprement cinématographique.
Dans Ma Loute, tout n’est en effet que spectacle, une pacotille théâtrale à l’image de cette maison, ce typhonium, aux allures égyptiennes en « marbre recouvert de béton ». Les personnages sont en représentation au sein du film comme dans cette scène où les époux Van Peteghem (Bruni-Tedeschi/Luchini) admirent un marin dans sa barque au milieu d’un bassin artificiel qui leur sourit en retour mimant une fausse activité « typique ». Mais aussi malheureusement en dehors du film à l’instar de la présentation du personnage de Binoche se retournant face caméra pour saluer le public. Les acteurs professionnels, une première chez Dumont, feignent de disparaître sous des costumes tarabiscotés (Luchini) ou un sur-jeu épuisant (Binoche) pour n’exister finalement qu’en décalage du reste du casting qui les observent, comme le spectateur, comme des bêtes curieuses cherchant à remplir l’image coûte que coûte par une quête absurde du comique perpétuel. Le malaise naît surtout du fait que cette singerie consciente trouve un écho inconscient dans le physique des non-professionnels, ces gueules cassées aux phrasés particuliers devenus des objets humiliés par les personnages (les moqueries de Binoche sur le personnage de Ma Loute) et par extension par le spectateur.
Ainsi, Ma Loute entraîne un questionnement même sur notre propre rapport au spectacle. Devons-nous voir de l’audace dans la critique d’une société déjà détruite ? Devons-nous voir une accélération du masochisme raciste (au sein même de la France) dans ce rire déshumanisant et humiliateur ? Devons-nous voir du poétique dans un didactisme et un épuisement de l’image bloquant l’imaginaire à une seule possibilité (la lévitation) ?