Il y a une unité profonde, presque obsessionnelle, qui traverse toute l’œuvre de Bruno Dumont, de l’Humanité à Ma Loute, avec des interrogations récurrentes, l’humanité précisément, l’animalité, le besoin (vain) de spiritualité – autant de questions modérément drôles. Sans trop s’attarder, on peut songer aux deux policiers, celui de l’Humanité et celui de Ma Loute et à leur obsession se coucher sur le sol, s'y étaler, à s’étendre pour comprendre. Mais on découvre à présent une inclinaison nouvelle, une différence essentielle et sidérante- toutes ces questions seront abordées sur le mode comique, et plus encore – celui du pur burlesque.
On retrouve effectivement toutes les figures du burlesque, le terme de « figure » étant à entendre aussi dans celui de « personnage », avec la présence constante d’un couple de limiers, en réincarnation aussi manifeste qu’improbable de Laurel et Hardy. Les figures du burlesque donc, à commencer par la plus évidente, celle de la chute (au symbolisme évident, pour un auteur disséquant une humanité déchue) :les chutes se multiplient, presque jusqu’à saturation, comme dans les burlesques les plus classiques – une des plus emblématiques venant conclure l’équipée en char à voile d’un Van Peteghem / Luchini, casqué et bien grotesque pour s’achever dans une envolée en mode Icare contre les ruines d’un galion improbable échoué sur la plage.
La répétition, trait inséparable du comique burlesque, affecte chez Dumont non seulement les chutes mais aussi le langage. Elle caractérise tous les personnages du film (à l’exception de ceux qui sont totalement mutiques), à commencer par l’énorme policier, au discours constamment écholalique – ce qui permet au reste d ‘éviter un recours aux sous-titres pour le rendre, vaguement, intelligible. Tous répètent, radotent, bafouillent, à commencer par les grands bourgeois, Van Peteghem en tête – dès sa presque première séquence, la cuisine avec la bonne, les pommes de terre, essuyage et épluchage, épluchage et essuyage, bafouillage et rabâchage, ou plus tard l’inénarrable séquence de l’apéri, l’apéri, l’apéritif avec quelques doigts de oui-seu-ki.
Vous avez dit burlesque ? A la quasi absence de langage, trait évidemment caractéristique de l’animalité, à la multiplication des chutes, Dumont finit par opposer, en fin de film, le principe inverse, celui de l’élévation – et les séances de lévitation se multiplient alors, pour les personnages les plus habitués à chuter. Mais là encore, le grotesque est au rendez-vous, avec un retour au sol très brutal, ponctué par coup de feu ou coup de gourdin – avec pour sommet la chute de l’énorme baudruche constituée par le policier volant, maintenu au bout d’une corde (souvenir d’une séance très semblable dans un roman de Roald Dahl ?) avant d’être finalement dégonflé et récupéré.
Burlesque ? Dans l’enveloppe seulement – et un burlesque froid, glacial, plus que caustique.
Surréaliste aussi, avec de multiples références possibles (il suffit de parcourir trois ou quatre critiques pour voir que chacun a les siennes), au point que celui de Bruno Dumont est sans doute très personnel ; tout comme sa relecture des contes. Car Ma Loute, avec ses personnages, ses décors, la forêt de tous les contes et de toutes les menaces ses costumes, ses couvre-chef en particulier, le casque de Luchini, le chapeau insensé de Juliette Binoche avec son oiseau de paradis, les chapeaux noirs des villageois réservés aux grands événements, les melons des policiers, les bérets de pseudo-marins de la famille Brufort, Ma Loute est un conte évidemment.
Tout le traitement formel du film va dans ce sens :
• Le jeu sur les sons, qui n’est pas sans rappeler cette fois le cinéma de Jacques Tati, des paroles à peu près inintelligibles, mais des ponctuations sonores très expressives et très présentes – la marche du gros policier, l’équipée du char à voiles ...
• Le jeu sur les images, à la beauté incontestable, avec une lumière légèrement saturée, qui renforce encore le côté hors temps du récit, particulièrement remarquable dans les scènes de plage ou lors de la procession à la vierge, quand le cadre ou les personnages, les femmes dans leurs longues robes, leurs immenses chapeaux et leurs belles ombrelles, les hommes dans leurs costumes du dimanche, évoquent irrésistiblement les toiles pré-impressionnistes, celles par exemple d'Eugène Boudin :
• Jeux sur l’image, toujours, quand apparaît un personnage ou, un élément nouveau, au loin, dans la profondeur du champ, ou encore quand le hors champ, très présent, tarde à se dévoiler, ou plus encore, quand à la fin de plans de grand ensemble ou de demi ensemble prolongés, apparaissent soudain, à l’avant-plan, au plus près, coupant l’image, un ou deux personnages, parfois eux-mêmes partiellement coupés, pour en modifier profondément le sens, apporter un imprévu plus qu’incertain dans le champ du réel.
Un conte burlesque, surréaliste, esthétique et métaphysique.
Car toute tentative d’évasion se révèle impossible. On l’a vu pour toutes les tentatives d’élévation conclues par autant de chutes grotesques et de retour à sa condition initiale. C’est aussi vrai pour la voie pédestre, pour la traversée de la baie à bras d’hommes, qui ne conduit qu’à l’envasement, ou pire. Ou par la voie marine, quand une tempête aura finalement raison du départ des téméraires. Les seuls départs « réussis », définitifs certes, constituent l’élément clé du récit, les "disparitions".
A cette thématique permanente dans son œuvre, Bruno Dumont y articule ici celle de la lutte des classes – les Brufort et les Van Peteghem, le sous-prolétariat et les grands bourgeois. Les premiers vivent en bas, dans la vase et dans la fange, les autres en altitude (mais sans parvenir à s’élever davantage) dans une grosse villa, un bloc de béton façon Le Corbusier, présentée par van Peteghem comme de style « égyptien ptolémaïque » (!!!). On pourrait, évidemment entrer dans la caricature, avec la dégénérescence, la bestialité du côté des pauvres – et quoi de plus animal que le cannibalisme (on avait presque oublié de préciser que ce conte est également gore), avec l’image la plus outrancière, le regard vide, la parole « exprimée » dans un jargon incompréhensible, ou le mutisme absolu, le cheveu aussi ras que mal tondu, les grandes oreilles décollées, et l’hébétude constante … Mais c’est toute l’humanité, vue par Dumont, qui est soumise au même traitement – à commencer par le traitement physique infligé à la "grande" bourgeoisie, celui d’un Luchini méconnaissable et bossu et de tous les autres, et surtout par leur incapacité totale à parler, à se faire comprendre, jusqu’aux borborygmes et aux hurlements incontrôlés balancés en fin de film par Juliette Binoche hors tout contrôle.
Et si la lutte des classes est explicitement évoquée, dans un discours apparemment sérieux (mais pas longtemps) tenu par van Peteghem lui-même, c’est pour donner une très singulière définition du capitalisme : le capitalisme, c’est la consanguinité. Où est la dégénérescence ?
Il demeure pourtant un espoir, fort, d’évasion hors de ce monde-là : cela passe par la rencontre, au-delà des classes et des regards, entre le fils Brufort, le fameux Ma Loute (qui réussit à se faire inviter à la table des grands bourgeois, non sans y essuyer quelques sarcasmes) et le personnage de Bobbie, androgyne garçonne (et qui le demeure au-delà du générique), neveu des Van Peteghem, au regard qui transperce, pour une histoire d’amour imparable jusqu’à …
Dumont n’est pas un cinéaste optimiste – même quand il entre dans le registre comique.
Et à la toute fin, sans grand risque de spoiler, les classes sociales, évidemment, se recomposent.