Il est de certains projets qui sommeillent si longtemps dans un cerveau qu’on peut craindre de les voir confrontés au monde extérieur. Ainsi de ce Mad God, conçu dans les années 80 par Phil Tippet, célèbre directeur d’effets visuels depuis Star Wars en 1977, connu pour ses animations de maquettes en go motion. Muri pendant des décennies, le film n’a pu se faire que par le recours au financement participatif ; ce qui peut se comprendre, au vu de la radicalité du dispositif, et de l’absence de toute concession aux standards qui pourraient encourager un studio à y voir un potentiel retour sur investissement.
Mad God est un cauchemar visuel, une odyssée dénuée de langage, où tout passe par l’immersion dans un décor de fin du monde, dans un univers qui ressemblerait à une gigantesque décharge où les machines auraient pris le contrôle. La référence à Terminator 2 est clairement assumée dans une séquence, mais ne privilégie pas pour autant l’action et la dynamique du chaos : c’est davantage l’après qui intéresse le créateur, vaste champ de ruine qui ne laisse aucune possibilité à l’espoir, sorte de dystopie qui oscillerait entre la dévoration industrielle de Metropolis ou Brazil, et la noirceur décadente d’Il est difficile d’être un dieu, qui partage avec lui cette enfilade infinie de décors où les restes d’une civilisation n’en finissent pas de se consumer. L’imagerie souvent violente, voire gore, convoque d’autres univers cauchemardesques, comme l’œuvre plastique de Lynch (ses sculptures pour les silhouettes en fil, la créature d’Eraserhead) ou la saga Alien, faisant régulièrement basculer la dystopie vers des délires purement organiques et assez dérangeants.
Si la gratuité de certaines successions de tableaux peut questionner à certains moments, et donne le sentiment d’un assemblage manquant parfois de cohérence générale, force est de reconnaître que Tippet sait donner vie à son univers, où tout ne fonctionne que par le mouvement. C’est là que se situe le véritable pouvoir de fascination de ce trajet d’un aventurier s’enfonçant vers les profondeurs d’un monde dont les fondations se dérobent toujours davantage, dans un diversité et une inventivité folle (les monolithes mobiles, les parois, les jeux de lumière) : l’effroi croît à mesure que cette odyssée sans retour s’approfondit, en troublant tous les repères des proportions lorsqu’elle se poursuit à l’intérieur d’un cerveau, voire du temps et de la genèse d’un nouveau ou ancien monde. Il n’est pas évident de faire oublier le dispositif de la stop motion, qui consiste bien souvent à provoquer l’émerveillement de voir s’animer des créatures habituellement inertes : Tippet y parvient, avec le tour de force d’aller chercher les zones les plus effroyablement obscures de nos enfances.