Pendant presque 40 ans, le réalisateur australien George Miller a eu une obsession. Une obsession pour un futur monstrueux où une humanité irradiée ne jurerait que par les Dieux du pétrole et de la voiture. La loi du plus fort domine des tribus retournées à une sauvagerie ancestrale. La folie a gagné les esprits et tout n'est plus que chaos et vrombissement des moteurs. Film après film, Miller a ajouté des pièces à son puzzle ; même lorsqu'il mettait en scène Babe 2, Mad Max n'était jamais bien loin. Aujourd'hui, à 70 ans, George Miller a enfin eu le temps et les moyens financiers pour concrétiser sa vision. Elle se nomme Mad Max : Fury Road, c'est l'apothéose d'une filmographie, c'est son The Tree of Life. Au panthéisme et à la douceur de Terrence Malick répondent ici l'hystérie et la violence, mais les œuvres se rejoignent dans leurs ambitions narratives et formelles.
Mad Max Fury Road est un modèle de mise en scène qui devrait être étudié dans toutes les écoles de cinéma. George Miller use de tous les trucs, artifices, effets et techniques qui jalonnent l'histoire du 7e Art, rassemblant ainsi plus d'un siècle de divertissement en une épopée étourdissante. Si j'avais le temps, j'adorerais vous expliquer plan par plan, scène après scène, pourquoi Mad Max porte bien haut l'étendard du cinéma, qu'il a toute sa place au côté des Hitchcock et des Méliès, des Malick et des Bergman, que Miller a tout compris de ce qui fait la particularité de cet art. L'image en mouvement, la manière dont les plans s'enchaînent, c'est un langage à part qui n'est finalement que peu exploité dans la majorité des films. Le réalisateur raconte par l'image, expose dans l'action, crée de l'émerveillement avec trois fois rien, sait doser ses effets pour obtenir l'efficacité maximum. C'est une science exacte : savoir montrer quoi et quand, pas une minute avant, pas une minute après.
Tout cela, bien sûr, sans qu'on ait le temps de l'analyser à la première vision. On est transporté par l'œuvre, par sa folie furieuse, par son univers d'une richesse étourdissante. Chaque plan regorge de détails qui font exister ce monde, qu'on les remarque ou non, ils sont là, abondants, délirants, effrayants. Des idées partout, des accessoires, des décors, des maquillages, des costumes, des véhicules terrifiants, tout est conçu pour nous emmener dans un ailleurs. Notre monde après l'apocalypse, où les croyances dérivent des bribes de la société de consommation. Car s'il y a bien une œuvre qui se fonde sur une critique brutale du capitalisme et de ses symboles, c'est bien ce Mad Max. On y décrit le point limite des cultes de la bagnole, du pétrole, des armes, de la violence et des rapports de force ; mais aussi du culte du chef, qui dirige son peuple par la peur, le rationnement des denrées premières et par l'aura d'un gourou de secte.
C'est aussi le film féministe le plus important du moment. D'une part, bien sûr, car le véritable héros de l'histoire est une héroïne, Furiosa, et que ses compagnes ne sont pas là pour faire de la figuration ; le personnage de Max étant relégué au second plan. D'autres part, parce que la place de la féminité dans l'univers post-apocalyptique de Mad Max est un enjeu essentiel, métaphore d'une nature martyrisée et surexploitée. Tant que les femmes ne retrouveront pas liberté et dignité, il semble que la nature elle-même ne peut pas renaître de ses cendres. Le message est clair et ne vient jamais s'imposer grossièrement en ralentissant le rythme de l'action. Le tour de force n'en est que plus remarquable quand on pense que l'œuvre s'adresse en priorité à un public masculin qui découvre ici un sous-texte nettement plus subtil et progressiste que ce qu'Hollywood déblatère habituellement.
Et tout ce contenu dont je vous parle depuis trois paragraphes ne se fait jamais au détriment du divertissement sidérant. Les trente premières minutes du film atteignent une intensité rarement vue à l'écran, Miller parvenant à expliquer les enjeux essentiels, à présenter les personnages principaux, tout en délivrant une poursuite dantesque, sans presque jamais lever le pied. La suite du film réserve des pauses, mais on ne se retrouve que rarement au point mort. On va vite, très vite, jusqu'à l'ironie d'un aller-retour qui prend à contre-pied le mouvement classique du genre ; un choix osé, intelligent, malin en diable. On est emporté par des chorégraphies que certains auront un peu lestement comparé à du cirque, ce qui est vrai, mais qu'on pourrait tout autant comparer à de la danse contemporaine, véritable ballet dédié aux cascadeurs et aux techniciens de l'ombre qui mettent leur vie en jeu. Bien sûr, la majorité des spectateurs verra surtout un spectacle de boucan et d'ultra violence, ludique et monumental. Mais Mad Max Fury Road fait partie de ces films qui risquent d'initier certains à la cinéphilie, les faire réfléchir sur le pourquoi du comment et s'intéresser davantage au 7e Art, son histoire et ses recettes.
Il reste à présent à prendre du recul. Il faudra revoir le film, lui laisser du temps. Il faut que l'enthousiasme immédiat se calme. On saura alors s'il a pleinement sa place parmi les grands classiques du cinéma d'action, ceux qu'on peut revisiter sans cesse s'en jamais se lasser. On pense à Piège de Cristal et sa suite Une Journée en Enfer, on pense à Time and Tide, à Aliens, à A Tout Epreuve, à Robocop, et, bien sûr, à Mad Max 2. Je vais m'avancer, mais je rejoins la majorité des critiques qui estiment qu'il s'agit d'une date. Un blockbuster qui prouve qu'on peut bien faire sans rien concéder sur le plaisir immédiat du spectateur. On peut faire du "tac-tac-poum-poum avec des tutures" sans tomber dans l'abrutissement de masse. On peut partir du plus simple pour relever le niveau, aller vers la haut, faire de l'art dans le bruit et la fureur. C'est un film qui donne envie d'applaudir à la fin de chacun de ses morceaux de bravoure, un divertissement qui parle tout autant au gamin qu'à l'esthète qui sont en nous. C'est l'œuvre somme d'un grand metteur en scène, qui aura passé toute sa carrière à raffiner (ha ha) son travail, tout autant qu'un bolide rigolo lancé à toute berzingue et qui peut s'apprécier sans se poser la moindre question. C'est du cinéma total, riche dans son propos et inépuisable dans sa forme. Un chef-d'œuvre qui explose les limites de son genre.