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Il est étrange de devoir considérer les années 70-80 comme un âge d'or, ne serait-ce que pour le cinéma. A la rencontre entre le consumérisme et le génie artisanal, la fin de siècle décadente a...
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le 11 mars 2021
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Il est étrange de devoir considérer les années 70-80 comme un âge d'or, ne serait-ce que pour le cinéma. A la rencontre entre le consumérisme et le génie artisanal, la fin de siècle décadente a permis l'essor d'un cinéma fantastique dont le succès reposait sur l'inspiration et le talent de mise en scène, non sur des budgets démentiels et des armées de petites mains dévouées à la fabrication d'images de synthèse plausibles.
Car Carpenter peut bien se revendiquer d'Howard Hawks : ses films sont éminemment supérieurs aux sortes de séries télé fauchées et languissantes de son modèle. Romero, Craven, McTiernan, Spielberg ont fait tourner leur imagination à plein régime et ont su mettre leurs idées en images comme jamais le cinéma n'avait su le faire avant eux (merci quand même au technicien Lucas qui leur a fourni certains outils ou leur a montré les possibilités).
George Miller entre dans la catégorie des visionnaires. Son premier Mad Max, récit d'anticipation nihiliste inspiré par la crise du pétrole, a lancé sa carrière en fusionnant deux genres populaires de ces années là - le rape and revenge et le film de poursuites automobiles - tout en créant quasiment le genre (très peu représenté avant au cinéma) post-apocalyptique. (1)
Ensuite, Miller a su concilier le commerce et la création, en poursuivant l'exploration de ce monde dévasté avec une inspiration jamais démentie. Le premier Max fut un brillant galop d'essai, le second un accomplissement.
Après l'agonie d'un monde, Miller nous décrit la survie dans le monde d'après : Max l'anti-héros typique des années 80, va devoir lier ses intérêts à ceux d'un groupe. L'autodéfense succède à la vengeance. L'une des idées géniales consiste à choisir un narrateur pour nous conter ce récit fondateur, qui est celui-là même qui va donner à Max son aura de héros légendaire, le prendre pour modèle, et surmonter son handicap pour devenir le guide de sa communauté!
Mad Max 2 nous conte le passage d'un régime de survie à celui de l'indépendance et de l'autonomie. Max aurait-il pu y trouver sa place ? Peut-être, mais il est condamné au sort du anti-héros cool, du cavalier solitaire, du chevalier errant : entrer dans la légende (CAD claquer dans un coin de désert une fois à court d'eau et de pétrole).
En somme, je retrouve dans cette saga cinématographique les connections entre les techniques d'autodéfense individuelles et l'Etat d'Israel, effectuées par Elsa Dorlin dans son livre Se défendre.
Mad Max 3 confirme l'étendue de la vision de Miller. Il confrontait des pillards à une cité dans l'épisode précédent ; ici il nous donne deux sociétés organisées. L'une régie par une féroce matrone véritablement incarnée par Tina Turner, qui offre aux bandes de hors-la-loi des épisodes précédents une sorte de Las Vegas où sont vendus pain et jeux, reposant sur un mode de production énergétique autonome imaginé par un nain, allié récalcitrant de Tina, à laquelle il rappelle régulièrement son caractère indispensable bien que subalterne - en lui coupant l'approvisionnement. A ce monde implacable mais rationnellement organisé pour la survie (et j'ajouterais, écologiquement viable) dans ses relations économiques et politiques avec le reste du monde, est opposé une sorte de petit paradis qui ne subsiste que grâce à son isolement. Notez bien ceci : il s'agit du renversement de la dystopie anti-rousseauiste du Seigneur des mouches : une communauté d'enfants ayant survécu au crash d'un avion, qui vivent dans la paix et la félicité. Une organisation égalitaire dans laquelle la sécurité est assurée par des jeunes guerrières qui assument leur rôle sans obsession du pouvoir. Miller confronte donc deux types de matriarcat comme modèles possibles de sociétés futures!
Concluons. Fury road, comme tout récit d'imagination réussi, est une métaphore de notre système actuel.
Puisqu'il faut se soumettre aux exigences du genre, Miller inclut un antagoniste "identifiable" mais le visage masqué - à défaut d'une "faceless corporation" - qui gère la pénurie (d'eau, mise à jour logique dans un monde désertique) pour maintenir le peuple sous son contrôle, et exerce le monopole sur les belles jeunes femmes en âge de procréer. Sa garde prétorienne est composée de jeunes fanatisés galvanisés à l'occasion par un bon jet de peinture dans le nez (les drogues stimulantes et rendant insensibles à la douleur sont courantes dans toutes les armées et encore plus celles composées d'enfants).
Trente ans se sont écoulés depuis le précédent film. Les films de voitures sont devenus des superproductions reposant de plus en plus sur les images de synthèse, et Miller choisit d'utiliser les nouvelles caméras de petite taille pour réaliser un maximum de cascades réelles. Les héroines d'action féminines sont devenues à la mode, et il attribue le rôle principal à Charlize Theron, "femme de main" qui se rebelle contre son patron. Mais encore une fois, la parabole réunit habilement le parcours individuel et collectif. La cheffe de la sécurité ne veut plus servir son maître et fuit vers un îlot de liberté promis par la légende.
Mais il n'existe pas, et elle va devoir revenir pour participer à la révolte.
Contrairement aux films qui ressassent les parcours individuels dans des mondes dévastés (par une épidémie, de zombies ou autre, par la pollution, par la guerre nucléaire, ou juste mystérieusement débarqués dans un monde vidé...), Miller a eu l'ambition de concevoir des sociétés possibles ; comme seuls le tenteront bien plus tard Romero ou la série Walking dead. Il a rapidement dépassé le nihilisme, et questionné les archétypes individuels et sociétaux.
Fury road a relancé la mode du récit biblique de Moise guidant les esclaves vers la terre promise, influençant au moins les deux navets à gros budget que sont Logan et Planète des singes Suprématie. Pourtant, il va plus loin en faisant demi-tour. Car il n'y a plus de terre promise. Tout le terrain est occupé, et il n'y a plus d'échappatoire.
Il se confirme que Miller est un génie qui a toujours dix coups d'avance sur la compétition.
(1) (je ne l'ai pas revu mais il me semble qu'il appartient en effet plutôt au genre du rape and revenge - la vengeance étant parfois effectuée par la famille comme dans La dernière maison sur la gauche - que du vigilante movie - le Justicier dans la ville, comme l'indique le titre, se sent investi d'une mission sociétale, alors que Max renonce à son rôle de police en transgressant la loi pour accomplir celle du talion, qui s'apparente quand même plus à un acte nihiliste - maintenant on pourrait réfléchir au fait que la série des Bronson soit produite par les Israeliens de la Cannon, qui ont également produit Chuck Norris - cf Delta Force! - , en particulier si l'on considère le rôle de l'autodéfense dans l'idéologie et la pratique d'Israel)
(et pour Dirty Harry, j'hésite, mais il jette bien son insigne à la fin - du premier au moins)
Je viens de faire un autre rapport. Je m'extasiais sur les brèves images du New York des années 70/80 dans la "série" Pretend it's a city (des bus taggés), quand je me suis dit que finalement j'aimerais bien regarder ces Justiciers dans la ville rien que pour le cadre urbain, et que peut-être, ces flics à la gâchette facile avaient-ils vécu dans un monde post-apocalyptique actuel - quand je me suis rappelé que les Italiens étaient allés tourner leurs plus fameux films de Guerriers apocalyptiques dans le Bronx!
Il me reste à établir s'il y a un lien entre la dite faillite économique de NY à l'époque, et le projet urbain qui a transformé les quartiers noirs en No Man's Land, en y faisant passer une autoroute (comme le décrit Marshall Berman dans les dernières pages de son livre). Se pourrait-il que cette construction ait à la fois saigné à blanc la ville, et renforcé la criminalité en déportant les populations et en renforçant la misère ? Des populations déportées? Voilà qui me rappelle quelque chose...(et aussi que je devais réfléchir au parcage des populations des quartiers populos de Los Angeles - c'est rigolo, ils expliquent qu'ils habitent à quelques pâtés de maison de la plage mais ne sont jamais allés à la mer de leur vie, comme si un mur les séparait du reste de la ville...)
"les grands travaux de Moses dans et autour de New York dans les années 1920 et 1930 firent office de répétition pour la reconstruction, infiniment plus importante, de tout le tissu de l’Amérique après la Seconde Guerre mondiale. Les forces motrices de cette reconstruction furent le Federal Highway Program (doté de milliards de dollars) et les grands projets de logement en périphérie de la Federal Housing Administration (FHA). Cet ordre nouveau intégra la nation tout entière en un flot unifié dont la sève était l’automobile. (...) Trois décennies de construction d’autoroutes massivement capitalisées et de construction périphérique par la FHA chasseraient des villes américaines des millions de gens et d’emplois, et des milliards de dollars d’investissement en capital, et plongeraient ces villes dans la crise et le chaos chroniques auxquels leurs habitants sont aujourd’hui soumis."
Marshall Berman p.391
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le 11 mars 2021
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