Monsieur Wang Bing et ses dames... Madame Fang n’est pas le premier de ses personnages féminins éponymes puisque, déjà, en 2008, avec « Fengming. Chronique d’une femme chinoise », le réalisateur centrait l’intégralité de son documentaire sur l’histoire de Fengming et sur le long récit de la perte de son mari, dans l’un des camps de Mao. Un récit qui, enrichi d’autres témoignages sur le camp de Jiabiangou, donnait naissance, quelques années plus tard, au seul film de fiction du réalisateur : « Le Fossé » (2012). Film à la fois nécessaire et crucifiant.
Avec « Madame Fang », Wang Bing porte à nouveau son regard sur un personnage dont la société s’est détournée : une presque septuagénaire, atteinte de la maladie d’Alzheimer, d’abord hospitalisée en 2015 puis renvoyée chez elle pour y finir sa modeste vie. Seuls les premiers plans, comme l’affiche, la montrent debout, immobile et mutique, le regard infiniment sombre et comme perdu dans le lointain. Tous les suivants ne la présenteront plus que couchée, dans le lit qu’elle ne quittera plus.
Dans la grande pièce où trône également un autre lit et où toute la famille s’est déversée, la caméra se suspend au visage de celle qui, désormais, se meurt ; scrute sa bouche étonnement distordue, continuellement entrouverte, son regard encore mobile, réagissant aux allées et venues qui l’entourent. Une jeune femme, fille de Madame Fang, se tient au plus près de la mourante. Souvent assise à même son lit, grave et belle comme la Vierge d’une Piéta, elle tente quelques gestes de soin ou de tendresse, dont on ne sait s’ils sont perçus, ou reçus. Les commentaires des proches sont recueillis, totalement démunis, tentant en vain d’interpréter les plus menus signes, évoquant l’état de la mourante et les évolutions qu’ils parviennent à déceler.
Quelques scènes accompagnent une échappée vers l’extérieur, une séance de pêche nocturne, des discussions masculines juste devant la maison. La caméra recueille la beauté d’un paysage, le calme d’une rivière et le grand voile nocturne qui s’abaisse vers une eau aussi impassible que le visage de celle qui s’enfonce de plus en plus en elle-même.
Aucune musique. Pas même sur les génériques. Avec la passion et l’attention qui le caractérisent, comme dans « Le Fossé », Wang Bing montre l’irréductible grandeur de l’humain jusqu’au seuil de son basculement, l’immensité de la vie qui se bat en lui, même et surtout lorsqu’il n’est plus qu’une toute petite chose qui vit.
On se souvient alors de « L’Homme sans nom » (2009), et de la solitude altière de ce Chinois abritant son existence anonyme dans un creux de rocher, s’activant à prolonger son existence sans proférer une parole.
Avec une infinie pudeur, la caméra reste à la hauteur des vivants, lorsque les moments se font véritablement ultimes. L’altération, l’émotion qui se lisent alors sur les visages en disent suffisamment long sur l’avancement de la lutte qui se joue en contrebas. Dans une interview, Wang Bing livrera qu’il a cessé de filmer Madame Fang à partir du moment où il a vu des larmes couler sur son visage... Témoignage bouleversant, qui achève de manifester l’immense respect gouvernant une caméra hypersensible, qui renonce à tout sensationnel pour ne recueillir que l’infime.