Film sur des escrocs réalisé par un maître en faux-semblants, Ah-ga-ssi littéralement « mademoiselle » témoigne d’un brio exceptionnel que l’on peut vérifier à ce critère : le film est beaucoup plus facile à apprécier qu'à raconter.
En maître esthète de l’illusion Park Chan-wook nous amène dans une stupéfiante partie de poker menteur dont les règles seraient écrites par des femmes. Sa recherche perfectionniste de la beauté du détail s’oppose à un signifiant qu’il s’acharne à nous rendre flou par divers rouages savamment étudiés.
Le cadre truqué d’une demeure de rêve, les diaprures du décor lancent le spectateur sur la fausse piste d’un film lent et contemplatif où la sagesse bouddhiste apparaîtrait au détour d’une conversation feutrée derrière une cloison en papier. Des instants de grâce volés entre les deux jeunes femmes, la servante coréenne et la maîtresse japonaise, un romantisme melliflu pour lectrices de Barbara Cartland nous feraient croire un instant à la transformation de l'ex bad boy en féministe coréen militant.
Il est difficile de croire que c’est le diplômé docteur en vengeance Park Chan-wook qui a réalisé le film. Il a pourtant réussi à mettre en œuvre ce qui est le souhait le plus cher de tout metteur en scène et de tout acteur : changer complètement de registre et construire l'inverse de ce que l'on attendait de lui. Ah-ga-ssi, sous des dehors un peu lents, allie en fait adresse, puissance et précision dans le cadre.
Il fallait bien pour cela l’aide de l'écrivain Sarah Waters pour aider Park Chan-wook à nous faire oublier son triptyque de la vengeance. Lesbienne affirmée comme la plupart des auteures anglaises de policiers, Sarah amène une subtilité perverse dont la confrontation avec les gènes coréens de l’hyper-violence produit une réaction insolite dont le résultat ne pouvait que séduire le spectateur. Du Bout des doigts (Fingersmith), tout un programme, est l’antithèse de la fureur du dévoreur de poulpe cru Old Boy.
Les deux premières parties du synopsis renvoient aux différents points de vue à la façon de Rashōmon de Kurosawa pour brouiller un peu plus les pistes.
Comme vue par le regard du vieil oncle Kouzuki la première partie décrit le « comte Fujiwara » et la jeune Sook-hee comme deux petits escrocs aimantés par l’argent de la naïve Mademoiselle Hideko.
Vue par Mademoiselle Hideko la seconde partie dépeint l’oncle Kouzuki sous les traits d’un pornographe sadique et pédophile responsable de la mort de son épouse et de la crainte d’Hideko envers les hommes.
La troisième partie vue par Sook-hee la servante montre deux couples du même sexe mais dans des ébats de style opposés. Fujiwara est torturé par Kouzuki, et Park Chan-wook peut enfin donner libre court à son expertise dans la vengeance cruelle, on ne se refait pas. En contrepoint cathartique parfait Hideko et Sook-hee, très belles, libérées de leurs bourreaux, peuvent célébrer sans retenue un tribadisme sensuel qui flatte certes le féminisme dominant mais laisse le spectateur sur un sentiment de vacuité brillante, comme si l'admirateur de Stanley Kubrick était resté en stand by lubrique.
L'histoire est, on l'aura compris, complexe, perverse, un brin sadique, esthétisante, mais Ah-ga-ssi a réussi prendre à revers toute la critique, et mérite à ce titre les nombreuses récompenses qui lui ont été attribuées dans les différentes compétitions.