Ken Russell dans sa plus grande période, pour un film qu’il appréciait lui-même tout particulièrement, sans doute un de ses plus maîtrisés.
C’est le temps des grandes biographies, engagées avec Tchaïkovski et Music Lovers, et avec une méthode désormais éprouvée et irrésistible : on s’empare d’éléments biographiques attestés, puis on les explose avec force rêves, délires, hallucinations …
Et avec Mahler, les séquences magistrales s’enchaînent –
• L’attaque sur le clavier, si l’on peut dire, avec l’image de la cabine surplombant un très beau paysage de fjord (le Wörthersee où séjournèrent les Mahler), et l’embrasement soudain, brutal, de la cabine ;
• Au bord de la mer, les corps, côte à côte, de Mahler et de son épouse, lui sous la forme d’un gisant sculpté dans le roc, elle enfermée dans un suaire, un cocon, une chrysalide blanche qui se met en mouvement jusqu’à s’entrouvrir ;
• les efforts ininterrompus d’Alma Mahler, pour aller imposer silence à tous les habitants de la terre, des vaches (et leurs clochettes) à l’église (et son gros carillon), des musiciens tyroliens, soudoyés avec d’énormes chopes de bière jusqu’aux corbeaux ;
• la jeunesse familiale, autour d’un père plus que menaçant, brutal, et des comptes surréalistes sur ce que pourront rapporter les futurs concerts de l’enfant surdoué et buissonnier ;
• l’enterrement fantasmé de Mahler, découvert par Mahler à travers la vitre du cercueil (la scène fait plus que songer au rêve de Vampyr filmé par Dreyer), le musicien enterré vivant par sa femme et son amant, elle-même se lançant dans une bacchanale déchaînée ;
• en fin et surtout l’extraordinaire scène, définitivement culte, de la conversion de Mahler au catholicisme, traitée à la façon des premiers films muets, avec panneaux introductifs ; entre cirque et pantomime, sous les ordres d’une Cosima Wagner, en maîtresse de cérémonie décidant de tout et déguisée à présent en grande prêtresse nazie, dans le kitsch le plus ultime et dans la plus extrême vulgarité, casque militaire, uniforme avec jupette en cuir et porte-jarretelles, accessoires multiples, empruntés aux rituels nazis ou wagnériens – croix gammées, croix de feu, glaive, tout cela jusqu’aux morceaux de bravoure, la pseudo crucifixion et le combat avec le dragon des dieux anciens, fumant et crachant le feu au fond de sagrotte et qui finit par apparaître sous la forme d’une tête de porc soigneusement découpée et dont Mahler hilare va promptement grignoter le groin,, avant que n'éclate le grand thème des Walkyries accompagné de paroles délirantes. Grandiose.
Mahler semble loin, s’étrangleront les puristes.
Le génie de Ken Russell est là : toutes les scènes, des plus calmes aux plus délirantes, sont portées par la musique, toujours magnifique de Mahler, toujours en liaison avec un moment essentiel de sa vie. Or chez Mahler, la vie et la musique ne sont pas séparables, elles sont toujours étroitement liées, consubstantielles. Et par cette fusion permanente, excessive et imparable, les fantasmes et les délires ininterrompus de Ken Russell finissent par devenir bien plus réalistes que n’importe quel essai biographique « objectif ».
Et Mahler, de façon très paradoxale occupe une place très singulière dans l’œuvre de Ken Russell. La parenté semble pourtant très étroite avec Music Lovers qui ouvrait précisément la série des grands biopics musicaux : un musicien génial, sa compagne, en amoureuse folle, des événements extrêmes, tragiques bouleversant sans cesse leur parcours jalonné de cahots , et entre eux, toujours, la musique – jusqu’à la folie ?
Non, précisément.
Mahler est un film paisible, serein, jusque dans ses délires. La mise en scène de Ken Russell est même presque classique, avec une recherche constante des symétries parfaites, un recours appuyé aux gros plans sur les visages, souvent à la manière de médaillons, souvent en contrejours très sombres, pour se découvrir peu à peu, lumineux. A la différence de ses autres films, les moments dramatiques ne sont jamais appuyés, mais traités très rapidement, ce qui n’empêche nullement la brillance, la folie du musicien rival se prenant pour l’empereur d’Autriche, le suicide du frère, ou même évoqués de façon presque elliptique comme la mort de l’enfant.
Le film même, et même si la chronologie est évidemment chamboulée, est traité de façon très linéaire : un voyage en train, sur rails,le dernier voyage de Mahler pour son dernier retour en Autriche, dont toutes les stations sont entrecoupées par des rêves ou des hallucinations permettant de revisiter un fragment du passé. – avec d’ailleurs un départ très amusant, une citation explicite et drôle de Mort à Venise, un intertexte, ironique (voilà ce que deviendra ma musique dans quelques décennies, au service d’un autre film …), ou pas (Thomas Mann était un grand ami de Mahler).
Une partie de Music Lovers, essentielle également, mais le contact entre les amants y était dantesque, impossible et tragique, se déroule dans un train. Le voyage s’achevait en impasse. Dans Mahler, la femme et l’homme, après avoir fait le bilan de leurs affrontements, de leurs incompréhensions et de leurs drames s’en vont tranquilles, main dans la main, sans se soucier de la mort qui rôde.
En réalité la clé principale du film réside dans le fait que Mahler le film n’appartient pas seulement à lui, Gustav Mahler, compositeur de génie, mais aussi, surtout, à elle, Alma. Mariée très jeune avec lui, elle lui sacrifiera presque tout – sa propre musique (objet d’ironie de sa part à lui dans le film), pour assumer tout le reste, prendre en charge toutes les tâches qui permettront à Mahler de tout donner à sa musique. Et c’est ainsi qu’apparaît Alma dans le film, d’abord dans l’ombre, très sombre, de Mahler. Mais Alma ne lui sacrifiera pas, jamais, sa vie de femme, Et si l’on croise, longuement, un des amants dans le film (jusqu’aux fameuses funérailles de cauchemar), elle en aura bien d’autres, souvent très célèbres, Gropius d’abord, le fondateur du Bauhaus, Kokoschka plus tard, pour qui elle sera la fiancée du vent, Kokoschka évoqué dans le film à travers la représentation de ses toiles (toujours cet intertexte propre à Russell). Et après la mort de Mahler, la chrysalide prendra son envol, reine parmi les hommes, au centre de tous les lieux importants.
Avec Mahler, par delà les accidents de l’histoire, la complicité et l’harmonie du couple dureront jusqu’à la fin – pour contribuer au film le plus harmonieux de Ken Russell. Une symphonie pour deux.
D’où mon hésitation pour le titre : j’étais parti du mot « malheur », pour un jeu de mots assez faible et surtout en total contresens avec le film, où précisément la tentation du malheur est définitivement repoussée. Il reste le pont, celui que forme les bras liés de l’homme et de la femme – et qu’Apollinaire évoque dans son poème le plus célèbre (et très musical), sous un autre pont de Paris :
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse …