Sept 2010:

J'ai longtemps hésité entre voir ce "Maigret et l'affaire St Fiacre" et "Maigret tend un piège". Je tiens les deux films de Delannoy en très haute estime, un diptyque succulent que je sirote de temps en temps, histoire de renouer avec les fondamentaux du cinéma de papa (de mononcle pour mes amis québécois) et un plaisir sans cesse renouvelé. J'ai opté pour "Maigret tend un piège" parce qu'un méchant dvd-rot m'a coupé la chique à la moitié du film. "Maigret et l'affaire Saint-Fiacre" est venu à ma rescousse.

La vision successive (pour ainsi dire) des deux génériques me permet de souligner que les deux films sont intimement liés : de la production à la réalisation en passant par les scénaristes ou le directeur photo jusqu'au décorateur, tout le monde se retrouve sur les deux films. Il n'y a finalement que la distribution qui varie et le compositeur. Ici c'est Jean Prodromidès qui nous a préparé une musique très calme empreinte d'une certaine mélancolie, une musique qui fleure bon la fausse quiétude provinciale dont le film va s'ingénier à retracer les bouleversements. Assez mesurée pour ne pas prendre toute la place, elle est suffisamment bonne pour accompagner de manière élégante et efficace le récit ainsi que la mise en scène de Delannoy entre les bouffées de violentes tensions et les discrètes observations du commissaire Maigret plus feutrées et solennelles.

La conduite du récit est admirable. Delannoy tient merveilleusement la barre. Ses cadrages et ses mouvements de caméra sont plutôt sobres. La mise en scène sert essentiellement l'art des comédiens et la finesse des dialogues. Delannoy met sa caméra au service des autres et non de sa mise en image. L'histoire est la plus importante. Les acteurs sont les outils d'un spectacle que Delannoy ne veut louper sous aucun prétexte ni aucun effet de caméra intempestif, d'esbroufe. Son soucis constant de sobriété me rappelle l'efficacité d'un Henri Verneuil ou de Richard Fleischer. Certes, dans le final, un effet de lumière, des plongées et contre-plongées viennent pimenter la soirée et accentuer le paroxysme du suspense.

Et on revient aux dialogues de Michel Audiard qui soutiennent si brillamment cette mise en scène. Audiard a le génie du bon mot, celui qui enrobe à merveille une situation mais plus encore qui condense les sentiments des personnages. Quand le comte demande à ses invités s'il va falloir demander une autre bouteille de vin, Gabin fait tinter son verre de son couteau et irrité, recadre tout le monde avec une question qui refroidit, mettant les enjeux de son séjour sur la table et dénotant l'investissement personnel du commissaire : "Monsieur le comte voudrait savoir si l'assassin prendra du vin avec le dessert". Il ne goûte guère ce diner en présence de celui qui a tué la comtesse, une femme pour qui il vouait une profonde admiration depuis son plus jeune âge.

Le retour en arrière empli de nostalgie que son âge et son expérience lui permettent d'assumer pare le film d'une teinte un peu maussade tout de même. Parfois le commissaire jette un regard attendri, amusé mais la déchéance de ce passé qu'il a chéri, dont il est maintenant témoin, le navre plus qu'il ne s'y attendait. Revoir celle qu'il a connu jadis, quand il était môme l'autorise à quelques espiègleries, notamment reprendre une voix d'enfant pour demander un roudoudou à la vieille qui tient encore l'épicerie du village ou bien jeter un caillou sur la cloche de l'école. Maigret retourne sur ses pas autant que peut se le permettre un vieux commissaire de police. Mais comme le lustre d'antan a bien fichu le camp sous les coups d'une génération plus cynique et irrespectueuse, son visage s'assombrit. Quand la comtesse meurt, sa contenance placide laisse place à une sourde colère qui finit d'éclater dans les dernières minutes quand il confond le meurtrier.

Le portrait de cette bourgade rurale, éloignée du brouhaha parisien, ancrée dans un brouillard propre à sédimenter les rancœurs et les ambitions est façonné sur un texte de Georges Simenon, un riche auteur, dont le génie ne se résume pas à manipuler les hypocrisies et les petitesses de la notabilité de province mais qui réussit à transcender son propos dans des récits admirables qui touchent toujours l'humanité au creux du cœur et de l'estomac.

Jean Gabin est un Maigret merveilleux. Quand il fatigue sous la chaleur estivale de "Maigret tend un piège" ou bien quand ici il se confronte à un passé doré égratigné par un présent plein de désillusions. Dans tous les cas, Delannoy et Audiard mettent la caméra et les mots qu'il faut pour que l'acteur fasse des étincelles. Juste, son jeu est d'une perfection éclatante.

Belle alliance de talents qui me met en joie à chaque visionnage. La distribution annexe n'est pas en reste. Je retiens en premier lieu la figure fanée de Michel Auclair en dandy alcoolique infoutu de tenir son rang et promis aux affres de la culpabilité. Mais Robert Hirsch, un peu trop efféminé à mon goût pour incarner son personnage de gigolo, est pourtant un sacré foutu bon comédien. Ton et tempo sont irréprochables.

Le DVD René Château n'est pas loin d'être parfait. Les scènes intérieures sont très agréables à l'œil et cette superbe photographie de Louis Page participe sans aucun doute à rendre le film très excitant à suivre. Un vrai plaisir visuel, net, précis, un beau blanc et noir.

Je m'interroge encore sur finalement le peu de cas que l'on fait de Jean Delannoy, sans doute un des meilleurs faiseurs du cinéma de papa mais dont le talent ne s'arrête pas à cette étiquette désastreusement étriquée. Ce type marquait parfaitement le texte à la culotte. Les quelques films de ce cinéaste que j'ai vus m'ont toujours donné cette drôle d'impression, celle de lire une ligne bien droite, une sorte d'épure, un dessin très précis et une œuvre qui se respecte, à la lettre, avec la constance et la cohérence du discours, une précision narrative en quelque sorte.
Alligator
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le 14 avr. 2013

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