Pour construire le toit de sa maison, un père de famille met en œuvre sa force de travail et son savoir faire afin de gagner la somme nécessaire à l’achat du seul matériau qu’il ne peut récupérer dans la brousse congolaise qu’il habite avec femmes et enfants, à une cinquantaine de kilomètres de Kolwezi: une quinzaine de plaques de tôle ondulée. En déforestant, il fabrique du charbon de bois qu’il va aller vendre à la ville où celui-ci sera consommé pour faire la cuisine en dégageant du dyoxide de carbone. Le point de vue écologique n’est pas central dans ce film et cette remarque introductive serait oiseuse si le réalisateur n’avait pas pris un malin plaisir à intégrer dans le cadre, durant le périple du charbonnier, les poteaux de la ligne à haute tension qui est supposée transporter depuis le gigantesque barrage d’Inga à l’embouchure du fleuve jusqu’aux mines du Shaba la précieuse énergie électrique.
Le film donne à voir avec une précision documentaire, dans l’ordre chronologique et en insistant sur la durée quand il y a lieu (au risque de lasser), l’ensemble des faits et gestes d’une séquence qui illustre le mode de vie de cette famille mais est aussi, avec peu de variantes, celui de dizaines de millions de personnes de part et d’autre de l’Equateur. A partir d’un gros plan sur ces vies minuscules, il est possible d’avoir une vue d’ensemble. Mais laquelle ? C’est alors qu’intervient la grille de lecture de chacun.
Je m’engagerai en avouant que j’ai lutté contre l’assoupissement pendant la première partie et pourtant, ayant tenu jusqu’à la fin, je suis ravi que ce film ait été primé et qu’il récolte dans l’ensemble de bonnes critiques. J’encourage tous les publics à aller le voir.
Toutefois, de nombreuses objections sont à prendre au sérieux. La plus cassante : c’est le retour du « cinéma de la misère » dont une « photographie coquette et dépolitisée » nous est proposée (voir les Cahiers du Cinéma). Et inversement, les éloges esthétisants et moralisants sont trop vagues et convenus pour convaincre (il faut reconnaître que c’est le fond de commerce de la quasi totalité des complaisantes critiques professionnelles qui balancent leur copie sans se mouiller).
Ce film mérite mieux que des jugements expéditifs parce qu’il peut servir de support à une réflexion plus fine sur l’Afrique aujourd’hui. Encore faudrait-il disposer d’éléments de contextualisation efficaces, en commençant par le point de vue des Congolais eux-mêmes. En tous cas, le réalisateur et son équipe ont le mérite d’avoir fréquenté le terrain, d’avoir tourné avec un budget qui a dû être modeste et surtout d’avoir fait jouer un authentique charbonnier et à sa femme. Qu’importe ici que le documentaire soit « arrangé » au motif que les acteurs ne sont pas surpris par une caméra cachée mais rejouent pour le film des actes qui sont ceux de leur vie quotidienne. Si on compare la dernière scène qui montre une séance de prière dans une église évangélique avec les « Maîtres fous » que Jean Rouch avait tourné à Accra en 1955, on doit s’interroger en évitant les aprioris fondés sur la réputation. Double débat : sur l’authenticité du document de part et d’autre, et par ailleurs sur la réception : le film de Rouch fit l’effet d’une déflagration dans l’Afrique encore colonisée tandis que celui de Gras….
D’autres comparaisons puisées dans la production cinématographique sont un bon indicateur. Par exemple, le court métrage de Sembene Ousmane « Borom Sarett » (1962) qui raconte à peu de choses près la même histoire , celle d'un conducteur de charrette qui tente de gagner sa vie en ville. Persécuté par la police, l’administration et ses clients, il végète dans la misère. Ce film fut primé en France, mais déclencha par la suite une critique du « cinéma de la misère », en commençant par le réalisateur lui-même qui s’orienta vers une vision plus combative. Quarante cinq ans après, que penser de cette vison de l’Afrique ; un Africain ferait-il aujourd’hui un tel film ? En 1980, se référant au même endroit, un Français (Coutard) avait fait « La légion saute sur Kolwezi »... Malgré toutes les réserves, il est indéniable que le prisme choisi par Gras témoigne d’une heureuse évolution même si la convergence des vues entre Sud et Nord n’est pas pour demain..