Dans un élan post-cannois, bien abreuvé d’une Cate Blanchett impériale, alors présidente du jury de la sélection officielle, le spectateur se rue, ou presque, vers les salles obscures pour l’admirer dans pas moins de 13 rôles différents à l’occasion de la projection de Manifesto, le film du vidéaste allemand Julian Rosefeldt. Un motif assez futile donc, pour certains, alors que les autres plus avisés auront eu vent de ce projet artistique depuis plus longtemps, lorsqu’il fut présenté aux Beaux-Arts de Paris sous forme de 13 tableaux différents en multi-écrans dans une exposition qui a plutôt fait grand bruit.
En effet, le propos de Julian Rosefeldt, est une mise en images ou plus exactement de mettre des images sur une soixantaine de manifestes plus ou moins célèbres sur l’Art. Lors de l’exposition aux Beaux-Arts, les manifestes eux-mêmes étaient exposés à côté des vidéos, et la projection chorale était un élément du dispositif tendant à mettre en exergue l’effet d’accumulation, de superposition, voire peut-être de la vanité de tous les courants artistiques. Dans le film au contraire, les 13 segments sont successifs, remixés et remontés par le cinéaste d’une manière un peu différente. Certains d’entre eux s’entrecoupent, d’autres sont restitués d’une traite dans leur intégralité.
Manifesto, comme son nom l’indique, reprend donc les manifestes comme des monologues, tous récités par l’actrice australienne Cate Blanchett. On assiste parfois à des semblants de dialogues, comme avec les Règles d’Or de Jim Jarmusch (Rien n’est original) ou le Dogma de Lars von Trier et Vinterberg qui sont donnés comme une sorte de consigne par la maîtresse Cate Blanchett à ses petits élèves (des consignes contradictoires à dessein, puisqu’alors que les enfants sont encouragés à dessiner librement, la maîtresse leur édicte cette liste d’interdits…). Ainsi, également, le segment de la journaliste télé qui reprend entre autres le manifeste de l’artiste américaine Elaine Sturtevant (All current Art is fake) : on assiste à un échange entre Cate la journaliste de plateau et Cate l’envoyée spéciale du terrain, sur le mode d’un reportage : tout est ahurissant de vérité, les intonations, les mimiques, le look des deux journalistes qui se répondent à coups de manifestes, et pourtant, la pluie battante qui s’abat sur la dernière s’arrêtera d’un tour de robinet. All current Art is fake, et l’illustration de Rosefeldt est brillante…
L’exécution du projet est admirable. Le support visuel est extrêmement travaillé, la cohérence des parties assurée par une entame presque identique à chaque fois : une plongée en plan large depuis probablement un drone, qui vient graduellement serrer le sujet. Rien n’est laissé au hasard, ni le décor (comme ces animaux empaillés géants pour illustrer Claes Oldenburg), ni la structuration des manifestes, ni la variété géopolitique des artistes. Des roumains, des mexicains, des allemands, des russes, des italiens, des américains, des britanniques, des français : tout le microcosme artistique y passe, représenté dans des situations et métiers divers qui selon les cas détournent ou au contraire collent au courant d’art représenté.
Cate Blanchett déploie une performance incroyable d’actrice. Elle incarne tous les personnages avec la plus grande justesse, on a le sentiment très clair qu’elle est plus qu’une interprète sur le film. Elle représente à la fois les vraies gens des segments du métrage et leur vie quotidienne, si on peut parler ainsi de personnages de fiction, et les artistes eux-mêmes, auteurs des manifestes. L’accent de l’Europe de l’Est de ses origines pour interpréter le No Manifesto d’Yvonne Rainer, le décalage ad hoc lors d’une oraison funèbre pour clamer le Manifeste dada de Tristan Tzara.
Mûri sur une longue période, le dernier travail de Julian Rosefeldt apporte un vrai plaisir jouissif pour celui qui s’intéresse de près à l’art et qui s’amusera à reconnaître tous ces courants qui se succèdent comme les segments de Manifesto eux-mêmes, comme un clou qui chasse l’autre ; il ravira également le cinéphile avide d’un cinéma porteur de sens. L’œuvre satisfera le spectateur sur le fond, d’autant plus que certains textes sont cruellement d’actualité par rapport à la dérive matérialiste du monde, mais aussi sur la forme précise et magnifiée par une Cate Blanchett éblouissante. Après le très remarqué détenteur de la Palme d’Or de 2017 (The Square de Ruben Östlund), voici un nouveau film sur l’Art qui va laisser des traces…
Retrouvez aussi cette critique sur notre site CineSeries-mag.fr