Mank a gagné?
Le mérite du film, c'est de nous dire que Citizen Kane (1941) a été écrit en majeure partie par Herman Mankiewicz et non pas par Orson Welles. Ils reçurent ensemble l'Oscar du meilleur scénario...
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le 5 déc. 2020
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Citizen Kane d’Orson Welles est considéré comme le meilleur film de cinéma notamment de par son parti-pris novateur de narrer en éclatée la vie d’un grand magnat de la presse américaine. En 1971, dans l'essai "Raising Kane", la critique de cinéma Pauline Kael a violemment nuancé la paternité de Citizen Kane au profit du « script doctor » Herman J. Mankiewicz. Jack Fincher a travaillé pendant de nombreuses années sur le script du film Mank sous les remarques critiques de son fils David Fincher, avant de mourir en 2003 et d’enterrer, semble-t-il, le projet de ce film avec lui. De presque nulle part, après avoir travaillé avec Netflix jusqu'à l'épuisement sur la série Mindhunter, désormais mise de côté pour de bon, David Fincher se voit donner l’autorisation de réaliser un contenu d’environ 2 heures pour la plateforme sans plus de consignes que cela. Mank est sorti en cette fin d’année 2020.
Projet à la fois personnel et détaché des contraintes que Fincher avait pu connaître, on aura retenu dans un premier temps que le film ne ressemblait pas vraiment sur le papier à un film de Fincher. La déception était sur cette base attendue au tournant et inévitable. Pas de serial-killer, de perversion, ni-même de conquête de pouvoir. Mince, de quoi se rapproche Mank alors ? Peut-être de The Social Network en ce qu’il retrace une tranche de vie d’un personnage sujet à discussion. Néanmoins Mank n’est pas Zuckerberg, sauf à noter leur capacité commune à retranscrire des idées percues, dans un language linguistique pour l'un, et informatique pour l'autre. Ou encore à remarquer que ces deux films "lancent" chacun une décennie nouvelle de cinéma (2010 et 2020). Si le second semble inadapté à la vie sociale, le premier était clairement un amuseur mondain tout à fait à son aise en tout lieu et situation. Un aphoriste éclairé qui savait retracer des caractères tout entier en quelques phrases. Un observateur portraitiste fascinant et inspirant qui aura mis son talent dans les lignes des scripts de l’âge d’or d’Hollywood.
Malgré le pas de côté que représente ce film, concluant la longue absence de Fincher dans l’exercice du film de cinéma, Mank ne déçoit pas. Pas du tout. Filmé en noir et blanc, avec une prise de son calée sur celle de l’époque, une bande-son entièrement vintage dans sa conception et une reconstitution minutieuse tant dans l'écriture des personnages que dans les décors et les costumes, Mank respire l'érudition du nerd de cinéma. Et pourtant le fétichisme de Fincher, qu’on était ici en crainte d’attendre, ne pointe pas. Fincher est en effet moins un fétichiste qu'un artisan attentif. L'alcoolisme de Mank est même tenu à distance de ses côtés les moins attrayants et par conséquent les plus excitants pour les pervers que nous sommes ("People are perverts, that's the foundation of my career", disait Fincher dans un making-of), laissant souvent la place à un comique de situation bien senti (Mank effondré sur le coffre d’une voiture se soulève pour s’effondrer plus loin, en lâchant un baiser dans le vent, sur une roulotte de valises qui prendra le relai pour le transporter). Le nombrilisme et l'arrogance que certains lui prêtent sont aussi aux abonnés absents, mais ces deux choses-là on ne les attendait guère.
La patte visuelle de Fincher est en revanche bien là. Sa grammaire qui oscille entre des mouvements doucereux de caméra et des inserts nous laisse en terrain connu. La captation des dialogues, qu’on lui connaît frénétique et élaborée, trouve son apogée dans une discussion ternaire au coeur d’un grand salon entre des personnages assez éloignés les uns des autres et qui ne se font pas vraiment face. Il est aussi intéressant de noter deux séquences en miroir où les "némésis" que sont Arliss Howard et Charles Dance, accompagnés à chaque fois de Mank sur le côté, forcent la caméra à faire marche arrière, par une mise au pas forcée, soit dans le dédale d'un studio de cinéma soit le long d'un couloir dans le vrai Xanadu. Ils retranchent irrémédiablement le spectateur dans l'angle mort de la caméra pour assister à la supercherie patronale de l'un à des fins de coupes salariales et à la mise à la porte écrasante de Mank par l'autre. Un film limpidement filmé oui et aussi un film limpidement interprété. Gary Oldman, Charles Dance, Lily Collins, Amanda Seyfried ou encore Tom Pelphrey livrent des partitions autant surannées que modernes, aussi humaines que glaçantes pour certains (le regard de Charles Dance pourrait tuer des morts). Le fantôme de Citizen Kane flotte sur la structure éclatée du film qui entremêle des moments différents mais également des temporalités différentes à l’image un peu de Dunkerque pour mieux saisir cet « instant « dans l’histoire qui aura convergé vers l’aboutissement du premier jet du script de Citizen Kane. Qui a dit que la rédaction d'un script ne pouvait être cinégénique ?
Fincher réhabilite-t-il Mank en seul auteur de Citizen Kane, et ainsi essuye-t-il les pas de Pauline Kael ? Pas forcément, ce serait d’ailleurs malhonnête que de vouloir reprendre à son nom ce qui avait été dit par une autre. Il s'occupe davantage de brosser le portrait de Mank un personnage splendide et charmant, un "franc-tireur" tire-au-flanc épatant. Aussi Fincher tape-t-il sur un Orson Welles ne touchant plus terre ? Absolument pas, il suffit pour cela de voir sa dernière réplique, concédant penaudement à un Mank en plein acte créatif que son emportement violent à l’issue de leur dispute ferait peut-être en effet l’affaire pour nourrir un passage de Citizen Kane. Fincher adore Citizen Kane et Orson Welles. Fincher parle-t-il de l’industrie du cinéma d’aujourd’hui à travers ce Hollywood des années 30 terrifié par un socialisme qu'il range aveuglément dans la même case que le communisme (symbolisant un nivellement intellectuel vers le bas nourri pas les campagnes de désinformation déjà d'actualité), à travers aussi ces coupes de salaires consenties et cette mise de côté de la liberté de création ? Peut-être ! Sûrement ! Cela n'aura échappé à personne en tout cas. Peut-être que Fincher nous sous-entend aussi que Netflix n’est pas forcément ce qui tue le cinéma (quel cinéma d’ailleurs ?) mais plutôt les rapports de forces et agendas qui se cachent derrière les projecteurs pour enferrer des exécutants dans la mise en boîte de produits filmés.
Ainsi peut-être que Citizen Kane a moins révolutionné le cinéma dans ce qu’il projette sur l’écran que dans la liberté nouvelle avec laquelle il aura été façonné. La révolution se joue donc ailleurs que dans la seule salle de cinéma (Fight Club a été vu comme cette révolution pour la jouissance du spectateur devant son écran). Elle se (re)joue maintenant dans la production et la création (Mank sera peut-être vu comme un appel à cette révolution devant se (re)jouer désormais à travers la liberté du réalisateur derrière sa caméra).
En définitif le dernier film de Fincher est, me semble-t-il, un film fuyant, versatile, important aussi dans ce qu'on n'en aura pas vu de nos propres yeux, à savoir sa création libre derrière les projecteurs. Une étoile un peu filante dans le ciel d’une année qui n’aura pas eu beaucoup de films sur grands écrans mais quand même sa bonne dose de cinéma, il suffisait d’être curieux. Un cri dans la nuit, un retour aux sources, un film intimiste peut-être mais surtout une main tendue qui rassure et qui enjoint à penser en mieux notre rapport avec le cinéma. Désormais Fincher n’est plus prêt à concéder sa liberté de filmer, certainement pas pour plaire en tout cas. Peut-être faudrait-il s'inspirer de cette radicalité.
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le 5 déc. 2020
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