You come from far away with pictures in your eyes

Fanny Price est une enfant lorsqu’elle quitte la petite ville portuaire où elle a grandi avec ses parents et ses nombreux frères et sœurs pour aller vivre avec sa tante Norris chez le beau-frère de celle-ci, Sir Thomas, dans le luxueux domaine de Mansfield Park. Là-bas, elle ne sera considérée comme l’égale de personne, à l’exception de son lointain cousin Edmund, un garçon réservé, pondéré et bon. En grandissant, leur amitié se solidifie et est d’un grand secours pour la jeune fille solitaire. Les deux sœurs d’Edmund, Julia et Maria, s’opposent au doux caractère de Fanny. L’aînée, Maria, est fiancée à l’ennuyeux Mr Rushworth – interprété par Hugh Bonneville – mais rêve sans cesse d’une autre vie. La cadette n’a pas une personnalité encore très affirmée mais, imitant sa sœur en tout point, elle ne tend pas à devenir quelqu’un de très fréquentable… Pour boucler l’intrigue entrent en scène Henry Crawford et sa sœur Mary. Ils sont cyniques, charmeurs et trompeurs. Lorsqu’ils arrivent à Mansfield Park, on a immédiatement le sentiment que ce n’est pas pour le mieux…



Is there a letter in your bag for me ?



Le dispositif central du film est l’épistolaire. On suit le développement de Fanny par le biais des lettres qu’elle envoie à sa sœur Susan. Elle ne lui décrit pas, comme on aurait pu s’y attendre, sa vie chez Sir Thomas ; elle lui écrit des histoires. Elle invente – on peut supposer qu’elle se base sur ses propres expériences de la société – des personnages romantiques et romanesques, qui ont tous un destin tragique, héroïque ou diabolique. D’après les réponses qui nous sont lues par Fanny, Suzie se délecte des récits de sa sœur et en demande toujours plus. Lorsqu’elle écrit, notre héroïne est filmée en plan américain, face caméra. De cette manière, on a l’impression qu’elle s’adresse à nous et l’on prend soudain place dans le petit cercle de Jane Austen. Ce procédé épistolaire est une liberté que la réalisatrice a prise par rapport au roman, qui ne mentionne pas de correspondance particulière et surtout pas un échange littéraire comme celui-ci. Pour nous faire part de l’évolution du destin et des pensées de la protagoniste, Patricia Rozema aurait pu avoir recours à la même voix off de Fanny qui lit les lettres qu’elle envoie. Pourtant, elle utilise cette relation épistolaire pour nous révéler quelque chose de son personnage. Jeune personne réservée, elle devient, à travers ces lettres, un écrivain en herbe, une femme qui prend position sur le monde, de manière charmante et ironique, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Cela vous rappelle quelqu’un ? Vous avez vu juste : le personnage de Fanny Price est celui que Jane Austen préférait et qui se rapprochait le plus d’elle-même. Le film contient d’ailleurs plusieurs des lettres qu’elle écrivait à sa sœur, Cassandra, et à sa nièce… Fanny. Charmant hasard, n’est-il pas ? Contrairement à ce que les mauvaises langues ont pu persiffler, Fanny Price est loin d’être une petite chose fragile, sans défense et inintéressante. Elle incarne sans doute l'un des rôles féminins austeniens le plus complexe à jouer.



Each time I think I’m close to knowing, she keeps on growing



Dans Mansfield Park, c’est un portrait presque insaisissable que l’on voit se brosser devant nos yeux. Au début du film, une séquence très classique nous montre que Fanny grandit physiquement en montant une dizaine de plans qui mettent en scène plusieurs actrices interprétant l’héroïne. Ainsi, elle change littéralement devant nous. La métamorphose plus difficile à capturer est celle de son esprit. Elle arrive à Mansfield ignorante, apeurée, presque sauvage. Ce n’est qu’au contact d’Edmund qu’elle commence à se civiliser. On suit alors le parcours d’une véritable transformation sociale. Fanny apprend peu à peu à connaître les gens, leurs faiblesses, leurs vices mais aussi leur bonté et leur générosité. Avide de connaissance humaine et scientifique, elle garde les yeux grands ouverts et absorbe tout ce qu’elle peut. Son regard inquiet devient pétillant et intelligent, elle se féminise dans son allure mais garde une âme d’enfant. En effet, il est assez difficile de distinguer la part de maturité chez Fanny dans la première partie du film. En dehors des moments d’écriture, elle joue et se chamaille avec Edmund comme une enfant de quinze ans… âge qu’elle est censée avoir dans le roman. Est-ce une maladresse de la réalisatrice ? N’a-t-elle pas réussi à rester fidèle au modèle qu’elle avait choisi ? Il est plus probable qu’elle ait voulu montrer à quel point une jeune fille de la bonne société qui n’était pas encore fiancée était insouciante et combien le monde des adultes lui était inconnu. Le contraste entre l’enfance et l’âge adulte nous est présenté à travers le bal que Sir Thomas donne à Mansfield en l’honneur de Fanny. C’est à cette occasion que celle-ci prend pour la première fois conscience – en même temps que le spectateur et les autres personnages – qu’elle a grandi. Cette soirée est organisée dans le but de préparer sa présentation à la cour : elle fait son entrée dans le monde. Comme dans la plupart des romans de Jane Austen, c’est un moment rituel solennel et très important pour la jeune fille. Elle est en âge d’être mariée et ce message lui est signifié, ainsi qu’à ses futurs prétendants. De cette manière, tout le monde remarque à quel point Fanny est belle et gracieuse… Edmund le premier. Une autre personne semble y attacher de l’importance : Henry Crawford. Il manifeste un intérêt clair pour elle et ne tarde pas à la demander en mariage. Tout cela, Fanny n’en veut pas. Elle ne comprend pas le changement de comportement de son entourage car le chemin ne s’est pas encore réellement fait dans sa tête. « Il faut vraiment que vous commenciez à vous faire à l’idée que valez qu’on vous regarde, Fanny » lui dit Edmund alors qu’elle s’enfuit sous la pluie. Elle se regarde dans la glace, trempée et réalise qu’elle ne peut plus ignorer ce qu’elle est devenue. Dès lors, comment échapper à une existence qu’elle n’a pas choisi ? Comment garder son identité et rester humaine dans le monde de pantins qui l’entoure ?



Ainsi font-font-font les petites marionnettes



Un autre aspect très important dans ce film est celui du théâtre. Il est extrêmement présent tout au long de l’histoire. Cela commence par les lettres que Fanny lit face caméra. Elle donne l’impression de déclamer le texte pour un public fictif. Elle sourit, marque des pauses pleines de suspense, change de ton, bref, elle joue devant nous une tragicomédie dont elle est l’auteur. Elle marque ainsi dès le départ sa position complexe de narrateur-personnage. Si l’on repense au fait que certaines de ses lettres font partie de la correspondance personnelle de Jane Austen, on peut même considérer qu’elle porte en elle un peu du statut d’écrivain. La deuxième occurrence surgit au milieu du film, lorsque les résidents de Mansfield décident de jouer une pièce de théâtre au titre des plus évocateurs : Lovers’ Vows… cette pièce a été écrite par Elizabeth Inchbald en 1798 – Austen fait à nouveau référence à un auteur féminin de son époque et critique son œuvre d’une plume acérée. Elle a eu relativement peu de succès et si on retient son nom aujourd’hui, c’est surtout en référence à Mansfield Park. Elle met en scène des jeunes gens aux mœurs légères, qui entretiennent des relations adultères et passent leur vie à jouir de leur oisiveté. Henry et Maria prennent un malin plaisir à flirter en se donnant l’excuse de la pièce, tandis que le raisonnable Edmund est tout à fait contre cette idée ; néanmoins, lorsque Mary lui propose de lui donner la réplique et de jouer son amant, il cède à la tentation de la belle et dangereuse jeune femme. Fanny, en dehors de cette mise en scène, les observe en les jugeant calmement. À partir de ce moment et pour le reste du film, elle passe du côté du spectateur. Elle fait, en quelque sorte, la critique de la comédie humaine qui se joue devant ses yeux. Finalement, c’est elle qui conclura le film en faisant l’épilogue de l’histoire en voix-off. Ainsi, elle traverse une dernière fois la barrière et redevient dramaturge de l’ombre puisque le texte qu’elle porte à l’écran est mot pour mot celui de Jane Austen.


Avec Mansfield Park, Patricia Rozema signe une adaptation à la fois fidèle dans le fond et innovante dans la forme. Elle redynamise un roman vieux de deux siècles et lui redonne toute l’actualité, au cinéma, dont il est composé, à l’écrit. Un pari risqué, que celui de se lancer dans un film épistolaire. La réalisatrice use de procédés empruntés à Truffaut dans Les deux Anglaises et le continent et s’en sort très bien puisqu’elle nous offre une Fanny poignante dans sa réserve, une tante Norris diabolique dans sa rigidité et un Edmund touchant dans sa sagesse. Les faiblesses et les failles que raconte Jane Austen à travers Fanny, nous pouvons les déceler chez les autres mais nous en ferons certainement un jour nous-mêmes les frais. Il est vrai que cela a de quoi faire peur… mais « pourquoi sommes-nous au monde, sinon pour amuser nos voisins et à notre tour rire d’eux » ?


http://www.reelgeneve.ch/you-come-from-far-away-with-pictures-in-your-eyes/

Mitsuba
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le 20 janv. 2018

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