Mulholland Overdrive : la piste aux étoiles.

Avec son dernier film, présenté en sélection officielle de la 67e édition du Festival de Cannes, le canadien David Cronenberg grossit les rangs des cinéastes majeurs qui ont voulu régler leurs comptes avec l'usine à rêves d'Hollywood sur grand écran. Son "Maps to the Stars", dont l'habile titre désigne un de ces artefacts touristiques renseignant sur le lieu de vie des célébrités locales, commence de la même manière que le chef d'œuvre de David Lynch, "Mulholland Drive" : une jeune fille blonde et ambitieuse débarque à Hollywood, visiblement déterminée à percer dans le milieu. Evidemment, les comparaisons ne s'arrêtent pas là mais Cronenberg, contrairement à son prédécesseur, embrasse plus volontiers la limpidité et le cynisme d'une satire sans trop s'embarrasser d'une déconstruction formelle de son récit. Un peu comme si toutes ces petites scènes d'auditions, de réunions de travail ou de tournage qui agrémentaient le film de Lynch constituaient ici la matière même de l'histoire.

Construit comme un film choral (d'aucuns le rapprocheront de "The Player", de Robert Altman, autre film féroce sur Hollywood), "Maps to the stars" a le bon goût de ne pas prendre son spectateur pour un idiot quant à la manière dont les différents personnages sont liés. Si la première partie du film est émaillée de visions et d'apparitions angoissantes ou inexplicables, on s'éloigne bien vite de tout mystère en retournant dans des thèmes chers au cinéaste. Volontiers scatologique, psychanalytique ou incestueux, Cronenberg ose tout et multiplie les degrés de lecture. De prime abord, il s'agit d'une satire cruelle, pour ainsi dire scorsesienne, de la vanité d'Hollywood. Les dialogues sont mordants, les situations cocasses et l'hypocrisie des personnages omniprésente. Une scène délirante montre ainsi Julianne Moore - fantastique en comédienne névrosée et has been - se réjouir de la manière la plus déplacée de la mort du fils de sa rivale. On pourrait tomber dans le soap caricatural si tout cela n'était pas filmé avec la précision clinique habituelle du cinéaste (un sens du cadrage et du montage toujours au rendez-vous) et situé dans des décors aussi délicieusement épurés qu'artificiels. L'ultra-modernité parfaitement désincarnée de ces maisons, faites de vide, de surfaces planes, ternes, opaques ou réfléchissantes, est à tous égards éloquente de l'inanité des vies de ces personnages. Un plan géométrique et architectural enserre ainsi une des séquences clés de la dernière partie du film, montrant la froide indifférence de ces lieux sans âme devant le sort pathétique des êtres qui les ont peuplés. En cela, le dispositif global du film rappelle celui de "Cosmopolis", ne faisant que démultiplier dans différents intérieurs l'espace clos de la limousine matricielle. Limousine que l'on retrouve d'ailleurs, toujours accompagnée de l'impeccable Robert Pattinson, qui après avoir possédé physique Juliette Binoche se voit désormais aguiché par Julianne Moore. Un bref plan de leurs ébats est ainsi exactement le même que celui de "Cosmopolis", en guise de clin d'oeil roublard.

Mais il y a plus. Au delà de la farce se dessine une trajectoire plus sombre, emprunte d'un lyrisme pas forcément coutumier du cinéaste. La poésie d'Eluard scande les circonvolutions du scénario et rapproche peu à peu des personnages qui ne semblaient pas apparentés, jusqu'au dernier plan, intense et curieusement apaisé. La thématique incestueuse et les jeux de miroirs et de mise en abîme que se plaît à élaborer Cronenberg, s'ils ne sont pas nouveaux ("Dead Ringers" en reste l'exemple fameux), servent la dimension psychanalytique du récit. L'essence de son cinéma est concentrée dans cette dichotomie entre un corps qui dévie (hallucinations, drogues, vomissements, constipations, secrétions en tous genres) et un esprit qui déraille (névroses, inceste, pulsions meurtrières). Dans la dernière partie du récit, les illusions et les masques vacillent pour laisser place à la réalité de la folie de la plupart des protagonistes, peut-être victimes d'un système dont on est pas sûr qu'il soit réellement dénoncé, et le jeu de massacre attendu peut commencer. Toutefois, un joli décalage entre les motifs engagés et les conséquences obtenues se dessinent. L'inceste mère/fille qu'on nous promettait dans un premier temps via un film dans le film se déplace sur un double inceste frère/soeur et la dimension élémentaire du film qui oppose volontiers feu et eau, même si elle n'est qu'à moitié sérieuse (la liesse de Julianne Moore), trouve une résolution étonnante mais révélatrice. Le grand incendie que l'on pouvait fantasmer n'est qu'un feu de paille grossièrement numérique, comme si là encore c'était l'artifice hollywoodien qui consumait le personnage et non la folie destructrice d'un personnage qui détruisait le décor du film.

Autre signe que le cinéaste se renouvelle sans se trahir, la musique du fidèle Howard Shore est ici très discrète. C'est avant tout le silence qui triomphe, faisant ressortir le manque d'humanité des lieux et situations qui nous sont présentés. Seules quelques nappes de musique d'ambiance ressurgissent pour clore les différents arcs narratifs. Tout au plus se fait-elle un peu plus présente sur la fin, à mesure que la relation incestueuse qui se renoue sous nos yeux acquiert la dimension tragique, voire mythologique que lui réclamait Agatha. Parfois proche d'une influence nietzschéenne avec ses motifs qui évoquent un éternel recommencement (tous les personnages féminins n'en forment en définitive qu'un seul qui n'a de cesse de se détruire et de s'annuler), Cronenberg signe un film aussi paradoxal que typique de son art, à la fois curieusement accessible et profond, féroce et lyrique, désincarné mais dynamique.

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le 23 mai 2014

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Krokodebil

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