Oubliez les titres nébuleux qui sont parfois des énigmes jusqu'à la fin du film. Tout le concept est dans le titre, du moins dans sa version longue : « La Persécution et l'Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade ». Tout d'abord pièce de théâtre allemande écrite par Peter Weiss en 1963, plusieurs fois mise en scène depuis, elle remporta notamment le Tony Award de la meilleure pièce, Patrick Magee, celui du meilleur acteur pour son rôle du Marquis et Gunilla Palmstierna-Weiss, femme de l'écrivain, celui des meilleurs costumes. Fait assez rare pour être noté et surtout apprécié, la plupart des acteurs de la première pièce montée en Angleterre par la Royal Shakespeare Company sont également présents dans le film de Brook.
Pour résumer un peu plus longuement l'histoire, la scène se déroule en 1808 dans un asile de fou dans lequel a été enfermé le Marquis de Sade par le Premier Consul Napoléon pour ses multiples récidives « libertines » et sa littérature choquante (principalement Justine, ou les Malheurs de la Vertu qui est sorti quelques années auparavant et qui a défrayé les cercles mondains). Je précise qu'il a été enfermé par Napoléon car on retrouve Napoléon dans la pièce sous les traits du directeur l'asile, lui-même pro-Napoléon, belle et intelligente allusion à l'homme qui l'a enfermé. Pour expliquer plus facilement la mise en scène, je vais devoir parler de la magnifique mise en abîme que propose Brook pour son film.
Comme l'explicite assez bien titre, nous sommes spectateurs d'une pièce interprétée par des fous. Toute la scène « active » est donc derrière des barreaux. De temps en temps, Brook revient au point de vue du spectateur, nous éjectant littéralement de l'ambiance captivante et surréaliste de la pièce pour nous plonger dans le noir où se trouve le public. Avec toutes ces têtes devant et les barreaux, on prend l'ampleur de l'absurdité de la situation.
Dans cette scène active se retrouve donc Sade, metteur en scène et acteur de sa propre pièce, différents fous jouant les protagonistes historiques (Marat, le Peuple, Charlotte Corday, l'ami de Charlotte Corday'), le directeur de la prison, accompagné de ses suivantes embourgeoisées, censurant la pièce à son bon vouloir, ainsi que des nonnes-infirmières calmant la situation au besoin.
La pièce est plus précisément une comédie musicale, brillante idée de Weiss dynamisant le discours et la mise en scène. Et puis, quoi de plus libérateur que la chanson pour permettre aux « fous » de jouer sans complexe et déployer toute l'énergie qu'ils ont ? Les chansons sont plus précisément interprétées par trois fous symbolisant le peuple. Avec un peu de recul, la pièce relate les évènements de la révolution française, période hystérique et porteuse d'espoir, jouée et chantée par des fous. Si de but en blanc le concept de « La Persécution et l'Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade » peut paraitre improbable et déjanté, on se demande au fil du film si ce n'est pas la meilleure et peut être la plus juste représentation de l'ambiance de cette époque. Et cela tout en gardant une fibre de comique de situation, avec, par exemple, l'ami de Charlotte Corday, interprété par un maniaque sexuel, qui essaye tout au long du film de la violer ou encore Charlotte Corday elle-même, jouée par une narcoleptique, s'endormant n'importe quand.
Outre cette ambiance d'anarchie maitrisée, le film permet une réflexion sur les différentes facettes de la révolution et des années suivantes. Se confronte pendant tout le métrage le point de vue libertin (magnifiquement mis en scène lors d'une séance de flagellation du Marquis alors qu'il déclame), pessimiste et quasi nihiliste du Marquis de Sade avec le point de vue populaire, optimiste et plein d'espoir de Marat. A noter qu'il n'y a pas de réinterprétation de l'histoire, ni de parti pris (sauf par le directeur de la prison, évidemment), et c'est tant mieux. Il s'agit donc d'une simple confrontation de point de vue, sans aucune victoire nette d'un camp.
Film théâtral, comédie musicale philosophique, film expérimental, Marat/Sade déroute et fascine par sa mise en scène originale, par ce joyeux bordel organisé mais finalement interroge grâce à l'opposition fictive entre deux personnages aux idéaux opposés. Une expérience de Cinéma, et forcément un peu de théâtre, unique, qui, dans tous les cas, ne laisse pas indifférent.
Finalement, et si je reconnais le chauvinisme de cette phrase, j'aurais aimé/j'aimerai voir cette pièce parlant de la révolution française interprétée en français !
Aller pour le plaisir, une partie des dialogues entre Sade et Marat :
SADE : "Je sais qu'en ce moment tu donnerais toute la gloire et le suffrage du peuple pour quelques jours de répit. Tu es là dans ta baignoire comme dans la liqueur rose de la matrice, comme un f'tus dans ta vision du monde, qui n'a plus rien à voir avec les faits réels. Tu as voulu te mêler de la réalité mais c'est elle qui t'a coincé. Moi, j'ai renoncé à m'occuper d'elle. Ma vie ce sont mes fantasmes. La Révolution ne m'intéresse plus."
MARAT : "Faux, Sade, faux, l'effervescence des pensées n'a jamais fait brèche dans aucune muraille. Ce n'est pas avec ta plume que tu briseras l'ordre qui règne. Quelque idée qu'on ait des choses nouvelles, elles ne s'incarnent que dans les errements de l'action. Nous sommes tellement intoxiqués par les idées transmises au long des générations que les meilleurs d'entre nous n'arrivent pas à s'en sortir. Nous sommes les inventeurs de la Révolution mais nous ne savons pas encore nous en servir."