Une séance photo à la fois hilarante, lamentable voire humiliante ouvre le film.
Grimée en Anita Ekberg, Chiara Mastroianni sous un rideau d'eau, chaussée de bottes en caoutchouc, pose dans une fontaine parisienne et tente de suivre les consignes délirantes d'une photographe hystérique. S'ensuit une séance d'essai pour un film où Chiara donne la réplique à Fabrice Luchini conquis par sa partenaire devant une Nicole Garcia réalisatrice, insatisfaite du jeu de l'actrice, trop ou pas assez Deneuve, trop ou pas assez Mastroianni. C'en est trop pour l'actrice qui le lendemain, hantée par un rêve, découvre dans le miroir le visage de son père superposé au sien. Jusqu'à l'évanouissement. Et effectivement, sous une apparence de burn out professionnel, lassée d'être la fille de..., Chiara ne s'effondre pas mais se transforme, disparaît et devient Marcello. L'entourage, sa mère en priorité, après un temps d'incrédulité, d'inquiétude s'adapte et décide de ne pas contrarier Chiara qui s'habille comme Marcello, parle italien comme Marcello, porte ses lunettes, son chapeau puis sa moustache. Elle devient, elle est Marcello. Et on y croit.
Êtes-vous déjà sorti d'une salle de cinéma comme si le sol s'était transformé en un nuage de douceur et de bien-être, comme si vous étiez enveloppé ou englouti dans une bulle de calme, de silence et d'émotion ? Cela m'est arrivé hier soir en sortant de la projection de ce film que j'ai vécu et ressenti comme un doux rêve bienfaisant, apaisant. Une délicieuse parenthèse qui s'ouvre sur les battements de plus en plus perceptibles du coeur et se referme sur l'émotion et un sourire. L'envie de prendre toute l'équipe du film dans les bras, l'embrasser, la remercier et partager un peu de cette improbable rêverie en suspension. Devenir un autre, devenir son père...
Christophe Honoré va jusqu'au bout de la folie, du rire, de l'étrange et de l'émotion dans cette fantaisie où il sublime son actrice, muse, amie, sa bien-aimée Chiara Mastroianni qui le rejoint pour la septième fois et n'a jamais été aussi drôle, aussi belle, aussi bouleversante. Autour d'elle il a rassemblé sa mère et deux ex amoureux pour, non pas jouer des personnages mais être eux-mêmes, simplement. Bizarrement je fais un parallèle avec ce film et le récent Deuxième acte de Quentin Dupieux où là déjà un réalisateur utilise la biographie de ses acteurs pour les faire interpréter des acteurs dans un film. Mais Christophe Honoré va plus loin puisqu'il ne s'embarrasse pas de pseudos. Chaque acteur est lui-même et évoque des anecdotes ou épisodes réels de sa vie.
Le réalisateur s'interroge et nous laisse observer. Comment être Chiara Mastroianni, porter ce nom, hériter de ce capital génétique avantageux, être la fille de deux des acteurs les plus merveilleux du monde, avoir la forme du visage, le débit, la voix de sa mère, les yeux, la démarche, l'allure de son père, se faire constamment renvoyer à cette ascendance et être soi-même, être quelqu'un ? Le résultat est renversant, vertigineux et l'actrice plonge dans ce doux délire grisant avec ravissement et talent. Elle déclare son amour infini à un père absent trop tôt, adoré, sublimé, fantasmé, idéalisé au point de fusionner avec lui. Elle partage avec nous ce manque et ces souvenirs. Ce n'est jamais larmoyant. C'est magnifique et joyeux la plupart du temps. La fiction capitule devant la réalité ou l'inverse. Et lors d'une émission de télé poubelle italienne où la lumière blafarde éclaire des visages lisses et des sourires éclatants, fait intervenir Stefania Sandrelli (plutôt mal à l'aise j'ai trouvé) ancienne partenaire de Marcello, la présentatrice encourage le public à réclamer la vérité. Quelle vérité ? Marcello/Chiara s'échappe, retrouve le petit chaton blanc de La dolce vita, s'aventure dans la Fontaine de Trevi, passe peut-être devant le cimetière de Campo Verano et termine son parcours de renaissance à reculons jusqu'à Formia une ville chère à Marcello où tous les témoins de cette illusion seront réunis. Le réalisateur sublime aussi Paris, propre, délicatement éclairé et calme comme dans un film de Woody Allen.
Benjamin Biolay et Melvil Poupaud (excellents tous les deux) sont les ex compagnons de Chiara, toujours attentifs. Melvil Poupaud rejoue avec émotion une scène qu'il a partagée avec Marcello. Fabrice Luchini (épatant) hérite du rôle de l'ami disponible et bienveillant qu'elle peut déranger à toute heure du jour et de la nuit. Une bien belle rencontre entre les deux acteurs semble-t-il. La reine Catherine bienveillante également, troublée, hésitante se laisse charmer avec délice et mélancolie par ce fantôme. Elle est drôle aussi avec sa brusquerie particulière notamment lorsqu'elle apostrophe le propriétaire de l'appartement qu'elle a occupé avec Marcello et Chiara : "c'est vraiment moche ce que vous avez fait. Il n'a plus aucun charme cet appartement". Et puis Catherine et Chiara chantent, de leurs voix flottantes, un peu indécises mais tellement troublantes, tellement désarmantes et puis elles parlent italien et cela caresse l'oreille également comme ce film cajoleur, maternant ou paternant comme un doudou.
J'aime ce film passionnément.