On peut assez facilement ranger Margaret dans la catégorie des films réalisés par des scénaristes, aux côtés des deux autres réalisations, réussies, de Kenneth Lonergan réalisateur-scénariste : Tu peux compter sur moi (2000) et plus récemment, plus réputé, Manchester by the Sea (2016). Des films dont l'ampleur et la finesse du récit marquent de manière inhabituelle, conduisant à porter un regard différent, ou encore plus prononcé, sur le reste de la production cinématographique de fiction, régulièrement étrillée pour la faiblesse de son écriture (dans mon référentiel). Du moins des films qui produisent un effet singulier, qui orchestrent un ballet de personnages sans virer au chaos et sans donner l'impression que les personnes non-principaux font partie d'une toile de fond inerte. Détail non-négligeable, Lonergan aura passé plus de 5 ans à batailler pour imposer sa vision du film, de 2005 à 2011, la version de 2h30 communément diffusée n'étant pas celle qu'il approuvait de manière définitive.
Petit détail, le choix du titre ressemble à un caprice de scénariste puisque Margaret ne fait référence à aucun personnage du film. C'est une référence à un poème de Gerard Manley Hopkins, Spring and Fall : To a Young Child, analysé lors d'une séquence se déroulant dans cours d'anglais de la protagoniste — le narrateur fait référence à une jeune fille, Margaret, pleurant les feuilles d'automne qui tombent comme s'il s'agissait d'amis décédés, et explicite le fait que ce sentiment de deuil fait inévitablement partie de la condition humaine. L'image est assez belle, telle qu'elle est insérée au milieu du film, même si sa mise en avant de la sorte, au travers d'un titre en apparence un peu gratuit et décontextualisé, peut paraître saugrenue.
Ces digressions faites, il y a plein de thématiques intéressantes dans Margaret, qui pourraient se résumer dans un premier temps à un fait divers : une jeune étudiante new-yorkaise assiste à un accident mortel impliquant un bus et une femme traversant un passage piéton, hésite sur sa part de responsabilité, et fournit une description potentiellement erronée à la police. C'est dans cette perspective une analyse du sentiment de culpabilité qui gangrène cette fille, issue de la bourgeoisie états-unienne, traumatisée par l'expérience qu'elle a vécue (et rendue de manière particulièrement traumatisante à l'écran, la scène de l'accident est mémorable) et complètement obsédée par la volonté de corriger cette faute. Ce qui passera inévitablement par accuser le chauffeur de bus, corriger une fausse déclaration à la police, etc. Pas simple.
Mais assez vite Kenneth Lonergan nous emmène sur d'autres chemins. Beaucoup d'autres chemins. Notamment, l'observation de cette culpabilité qui ronge l'héroïne (Anna Paquin) jusqu'au sang et se transformant sous certains aspects en une volonté ultra vindicative de faire du mal, comme si mettre le chauffeur de bus derrière des barreaux et ruiner sa vie l'absoudrait de ce qu'elle perçoit être une faute personnelle (elle a déconcentré Mark Ruffalo, le chauffeur de bus, juste avant l'accident). L'observation, aussi, de toutes les répercussions de cet événement sur son microcosme, famille, amis, professeurs, dont l'intensité semble démultipliée par son caractère idéaliste — elle est dotée d'un solide capital culturel et apprécie les joutes oratoires (débat sur le 9/11 à l'appui). Il y a également tout un pan de récit d'apprentissage, ou comment sa vision sans concession se heurte au monde des adultes parsemé de compromis, avec de nombreuses expérimentations (première expérience sexuelle avec Kieran Culkin [vu hier dans A Real Pain, hasard des calendriers, et totalement méconnaissable ici], flirt avec le prof de maths joué par Matt Damon, exaspération du prof d'anglais interprété par Matthew Broderick). Jean Reno fait même une apparition comme amant sud-américain de sa mère...
Finalement, le principal tour de force du film tient probablement à faire d'un personnage aussi antipathique, tumultueuse, excessive, inconstante, la pierre angulaire d'un discours sur l'adolescence. Zéro empathie possible, et pourtant l'histoire est captivante. Il est difficile de ne pas la prendre en grippe, avec ses changements d'humeur, sa mélancolie suivie d'une rage incandescente, bref, cette forme de sensibilité particulière qui débouche sur la sensation d'être si souvent incomprise. Mais le portrait est complexe, aborde sa personnalité sous des perspectives complémentaires, son intelligence autant que son penchant manipulateur, sa loquacité folle autant que son tempérament solitaire, avec un attachement aux ricochets du traumatisme de l'accident sur son comportement — "This isn’t an opera. And we are not supporting characters in your life", comme on le lui assènera au terme d'une dispute marquante.
https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Margaret-de-Kenneth-Lonergan-2011