Avec Marie et les naufragés, Sébastien Betbeder développe l’univers de Deux automnes, trois hivers et s’affirme comme digne relève de Jean-Pierre Jeunet. Mettant en scène des personnalités décalées, truffant son film de trouvailles loufoques sur une tonalité nostalgique affirmée, il signe à bien des égards une réécriture modernisée du Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Sa marraine des laissés-pour-compte n’est pas serveuse mais intermittente, contrainte pour vivoter de tourner à moitié nue dans des clips publicitaires affligeants. C’est toujours une jolie brune à l’habillement excentrique qui semble vivre sur une autre planète et existe dans les rêves des hommes avant même d’entrer dans leur vie. Ce n’est plus la jeune fille au verre d’eau du Déjeuner des canotiers, mais la fille de l’eau de L’île de Groix, à laquelle Vimala Pons prête ses grands yeux mouillés. Une série de hasards la mène petit à petit dans les bras du beau brun secret au doux prénom suranné qui la complètera merveilleusement, Siméon, interprété avec la douceur et les grands yeux bleus ahuris qui conviennent par Pierre Rochefort (visage encore neuf dans le cinéma indépendant, mais déjà remarqué pour sa prestation sensible dans Comme un dimanche de Nicole Garcia). Il ne multiplie pas les collections les plus farfelues, mais il est assez follement sage pour faire l’éducation de sa toute jeune fille devant les tombes du Père Lachaise et les chefs d’œuvre du cinéma coréen. Autour d’eux, il y a Antoine, l’ancien ami de Marie, qui continue de l’épier et s’inspire de sa vie pour écrire son prochain roman. Il condense à lui tout seul tous les habitués des Deux Moulins, à la fois hypocondriaque, jaloux et catastrophiste. Éric Cantona incarne cet angoissé envahissant avec beaucoup de crédibilité, façonnant un personnage à la fois très drôle et très touchant. Et enfin Oscar, le meilleur ami de Siméon, à nul autre pareil (Damien Chazelle).
Chez Betbeder, la narration n’est plus unique et extérieure. Elle est prise en charge tour à tour par chaque personnage qui commence par faire le sommaire des détails qui le singularisent, comme chez Jeunet. C’est toujours la pulsion scopique qui meut les personnages, fascinés par le mystère de ce qui se dérobe à leur vue. Ainsi Siméon tombe amoureux de la mère de son enfant en ayant envie de voir le texto qu’elle est en train d’envoyer, et de Marie justement parce qu’Antoine, lui-même roi de la filature, le lui défend. Oscar installe des caméras chez lui pour connaître les agissements son double somnambulique. Enfin, Cosmo (André Wilms), un artiste farfelu, tente de recréer en clip une vision qu’il a eue en rêve.
Le réalisateur porte un regard indulgent sur les petites fictions, même les plus irrationnelles, que chacun se construit pour donner du sens à sa vie. S’appuyant sur sa conscience mélancolique pour prescrire des Carpe diem, il sait que les bonheurs que l’on ose cueillir n’en sont pas moins éphémères (quam minimum credula postero, pour compléter la recommandation horacienne). « Et après ? », demande Marie qui voit déjà la fin dans le début de sa nouvelle histoire d’amour. Que l’on fasse ou non des enfants n’y change rien, la vie et les histoires d’amour finissent mal (en général), « les années passent, le temps ralentit, le bonheur ne dure qu’un temps », et tout est toujours à recommencer. Néanmoins, comme Oscar avec sa musique électronique à la fois sombre et envoûtante, comme Antoine avec ses romans et comme Siméon et Marie avec leur vie amoureuse, il reste la possibilité de se faire alchimiste en extrayant les fleurs du mal, la beauté sous la tristesse de l’éphémère. C’est ce que réussit Sébastien Betbeder avec Marie et les naufragés en transmuant sa mélancolie en poésie.