a propos du premier surréalisme
Le surréalisme a toujours accompagné les grandes crises de l'occident. Il en a d'ailleurs été une des expressions et ce n'est pas un hasard si l'acte surréaliste le plus conséquent, selon Breton, est de tirer au revolver, au hasard, au milieu d'une foule. Les crimes. Les suicides. La Guerre. Misères publiques et malheurs privés, si douloureux, si impossibles à supporter aux yeux du Manichéen de Voltaire. Mais laissons-là Voltaire, laissons-là Breton.
L'ennui profond. Donc. L'incapacité de toute une époque à dire exactement ce qui se joue. La vieille taupe qui creuse ; inconsciemment. Demandez-lui où elle va, elle ne le sait pas. Mais elle y va. Elle y va. Le problème n'est pas tant qu'elle ne le sache pas, mais que les hommes qui sont là pour le dire à sa place ont perdu, semble-t-il, les moyen même de le deviner. La sociologie, réduite à une manière brutale de poser des questions, ne produit plus de vérités. Ne fait plus que le lit des idées reçues et de l'idéologie. Restent les philosophes. Parlons-en des philosophes, condamnés qu'ils sont, eux-aussi, à maintenir en place les mêmes équivoques que les sociologues, condamnés à se forger des maximes, cartésiens déchus, afin de ne garder un peu la tête hors de l'eau au milieu du naufrage. Des maximes consolatrices. Et d'autres, glaçantes, d'un stoïcisme qui a fini d'être héroïque, et qui baisse les bras. On a tout pouvoir sur nos idées, qui ne sont rien : dernier barouf d'honneur avant la débandade ; on n'a aucun pouvoir sur nos émotions, qui sont tout.
Et face à ce tout de l'émotion, c'est la possibilité même d'une lutte qui s'anéantit, c'est un changement de paradigme qui se donne à voir. De Descartes à Marx, c'est une raison unique, violente, qui se déploie et s'assimile le monde : projet théorique de connaissance ; projet éthique d'unité, d'identité ; projet politique de liberté.
Mais arrivé au temps de Coca-Cola, de Pepsi, des Yéyés, de Salut les Copains, des Dancings, des Morris Cooper, de la photo de mode et des magazines en papier glacé, une continuité se perd. Le monde extérieur, machiné par l'homme, tient sa revanche : redéploiement en nous d'un empire du monde, sous la forme de l'émotion, envahissante, grisante, désirable : l'amour est sur toutes les lèvres, les manèges à sensation, la musique rock, le jazz. Il n'y a pas jusqu'à l'engagement politique qui ne perde son sens, qui ne devienne, pour certains, qu'un moyen de sentir plus intensément. Paul en est à là. Sorti d'une vie qui n'en est pas une. Engagé, mais non, à peine agité, ne désirant plus rien, si ce n'est avoir de l'argent et de la tendresse. Au café, il écrit. Il milite. Il parle autant qu'il lit. Mais c'est plus sur la jeune fille à côté que sur une révolution à venir qu'il lorgne, une fille avec un magazine, non un livre, non une revue. Il a abandonné dès le second plan, décentré, perdu, déjà plus là. Une mort d'1h40 en 15 étapes. Et après lui, le déluge. Ils iront même jusqu'à dire que c'est là, justement, que réside la révolution. Le plaisir, l'émotion. Inconscience de la taupe. Unité, identité de tous dans l'acte de consommation, qui tend de plus en plus à n'être qu'une consommation de signes. Les gens que l'on admire n'ont plus rien pour être admirés que ce qu'ils affichent. Et comme les idoles et les idolâtres affichent la même chose, il n'y a plus guère qu'un immense vivier où l'on vient tirer parfois de nouvelles stars, qui n'ont rien de plus que les autres qu'une chance momentanée. Et la Miss de 19 ans, « produit de consommation », ne sait rien, désire, comme tout le monde, une voiture, voyager, un beau jeune homme à son bras, ne désire rien d'autre que s'amuser. Sait-elle le monde, la famine, la guerre, la misère et le désespoir ? Elle le sait comme elle sait qu'elle va mourir, d'un savoir qui n'est rien. Comme Lucrèce, au début de son grand poème, l'ironie mordante en moins : elle, et tous les autres, se tiennent là, sur la plage. Non pas la plage d'Ostia. Plutôt Copa-Cabana. Et elles ressentent un grand plaisir à voir le naufrage sans y prendre part. Sans savoir qu'elles sont le naufrage. Liberté ? Liberté, oui, si par là, on entend le culte romantique de la personnalité, de l'esprit, du soi. Développement personnel, recentrement sur soi, cocooning, une culture pour les jeunes s'opposant à la culture de vieux qui tendent à n'avoir plus que quelques années de plus seulement que ces jeunes si différents, si certains d'avoir raison. Télévision à la carte, abonnement à la carte, fléchissement des institutions, des autorités, de l'information, de la politique et des parents devant les exigences relâchées mais impératives de l'individu, du client, du citoyen, du contribuable, de l'amant et de l'enfant avide de son propre plaisir et désireux que les choses n'aille que dans son sens et sans accroc : à son rythme et à sa manière.
Mais tout cela n'épuise pas le sens de la crise. Le suicide de Paul finit par ne plus choquer. Ce dernier acte de révolte et d'abandon à la fois, où viennent se mêler la raison froide du philosophe (les stoïciens acceptaient le suicide comme terme volontaire d'une vie qui avait achevé son propos, ou s'en retrouvait dépossédée) et la réaction vive sous le coup de l'émotion. Que peut-on dire, au final, de son suicide ? Souffrait-il ? Oui, mais le masque qu'il portait, les masques qu'il portait ont fini même par masquer pour tous le sens de sa mort. L'homme qui se donne un coup de couteau, blouson noir, rebelle sans cause, n'ayant plus qu'à souffrir ou à s'ennuyer, ne pouvant supporter ni l'un ni l'autre, finit, dans un geste freudien, par retourner la violence du monde contre lui. Encore un cri qu'on n'entendra pas. Ce pauvre Christ qui va s'incendier, comme les moines au Vietnam, qui pourtant a femmes et enfants, dont on n'entend pas le cri. Et ces noirs, ces « assassins en puissance » qui nous disent que toute leur culture est politique, que leur art n'est pas la sublimation d'un cri insurrectionnel, mais l'insurrection-même, la révolte et l'émeute éternisées, auxquelles il est dit que nous, blancs, éternellement, nous n'y comprendrions rien. Et cette femme les tue sans qu'on s'en rende compte. Stéréotype assassin, américanisé, qui ne sera jamais inquiété. A la culture insurrectionnelle des noirs-américains, la culture américano-occidentale n'a qu'une réponse : et elle est violente, et de toute façon, culte du soi, de la vitesse : on est plus important, notre confort compte plus, on n'a pas le temps de s'arrêter dessus, tout immergés que nous sommes dans un monde qui est d'une violence extrême, d'une violence tournée vers nous tous : coups de feu intempestifs, klaxons, téléphone, tourne-disque, billards électroniques, machines, bruits agressifs qui tuent toute dignité, qui mettent l'individu au pas, réduit à une simple mécanique répondant instinctivement à ces sollicitations intempestives, ces rappels à l'ordre, ces injonctions répétées mille fois dans une journées à pointer, à rendre compte à tout, de tout. La télévision, le portable et ses textos, le wifi et ses mails, la 4G, la 5G et jusqu'où irons-nous, qui font qu'on est joignable à toute heure du jour ou de la nuit, qu'il faut avoir vu, quoi on sait pas mais vu la chose dans la seconde où elle est diffusée, sous peine d'être hors du coup, l'information en temps réel, formidable machine à tenir en haleine grâce à l'information, ce constat immédiat et répété d'une absence totale d'informations à fournir, et facebook qui toutes les 5 secondes sonne et annonce et finit par occuper tout l'espace. Il y a dans ce film des morts à toutes les scènes. La femme au début, qui tire sur son homme pour garder l'enfant. Personne n'est choqué du fait que Paul crie par deux fois « la porte ! », soucieux que de son confort, que la femme tire au milieu de la rue, qu'on la retrouve après, dans le même café, et non en prison, qu'elle se prostitue, alors qu'elle ait un enfant, non, ce qui choque, c'est ce qu'ils entendent tous les jours sans s'offusquer le moins du monde, un univers tout entier fait de sollicitations et d'injonctions, et pourquoi ? Mais parce que ça les gêne !
Ils ne veulent pas voir ce qui les ennuie. Ce qui les ennuie, c'est ce qui les met face à eux-même. Ce dont les implications sont trop grandes pour être affrontées sincèrement.
Pourquoi ces portes de café absurdes qui sont fermées, obligent à un détour, ces coups de feu, de klaxon, de téléphone, ces conversations qui n'ont rien à voir avoir le film, en détournent, l'entravent ? Parce que c'est la vie. La vie est comme ça. Le cinéma, comme le théâtre, a toujours usé d'artifices de plus en plus élaborés pour donner l'illusion d'une vie qui se déroulerait en direct devant nous. Mais qu'on y regarde : ce sont les choses les plus éloignées de la vie, on ne l'y retrouve autant qu'on retrouve un paysage dans quelques lignes horizontales et légères formant une esquisse. Une épure. Un film, c'est des personnages, une intrigue, un début, une fin, et des péripéties qui mènent à la fin. Cette fin, l'enjeu du film, la plupart du temps, c'est quelque chose qui joue sur nos motivations profondes, nos désirs les plus communs, ce que l'époque nous impose, c'est de l'idéologie condensée, à laquelle on adhère par l'émotion. Même en étant écœuré par une avalanche de bons sentiments, on est retourné de la manière voulue : notre cœur bat comme tout autre cœur, nos yeux larmoient comme tous les autres. Et on est bêtement heureux, à considérer qu'on puisse être heureux autrement. Ce n'est pas la vie mais sa momification. La vie c'est les hasards. Des revirements, sans début ni fin ni direction, une portion de temps et d'espace dans lesquels non seulement tout peut arriver, mais où tout arrive. Pour faire de l'art la reproduction de la vie, il faut des artifices plus élaborés encore, plus frappants. C'est ce que fit en premier Apollinaire, en pleine période de guerre, en juin 1917, quand il fit représenter Les Mamelles de Tirésias. Un drame surréaliste en deux actes et un prologue sur la guerre, où il est déjà question d'un homme et d'une femme et de leurs incompréhensions, et d'enfantement. Mais là où chez Apollinaire, l'homme accouche d'une multitude, il n'est pas question, pour ces enfants-là, d'engendrer : avec une candeur infantile, la jeune fille annonce à un policier qu'elle songe à aller voir une tricoteuse. Geste non seulement dangereux et stupide, mais effroyable, criminel et glaçant. Condamnée à l'indignité, incapable d'envisager l'avenir, elle ne peut que répéter qu'elle ne sait rien, et qu'il ne faut pas lui en demander. Va-t-il trop loin ? Il le dit pourtant dans ses intertitres : un homme, une femme, et un océan de sang versé. Toute l'histoire du XXe siècle, un océan, c'est à dire des vagues et des marées régulières, éternel retour du même, lieu de la plus grande cruauté, lieu du délassement le plus vide. Cette violence était là, présente dans les rues. Il fallait oser la montrer, c'est tout. Et quand vient-même ? Il suffit de se reporter à ce que disait le poète survivant des tranchées :
« j'ai pensé qu'il fallait revenir à la nature même, mais sans l'imiter à la manière des photographes.
Quand l'homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir.
[…] J'ai mieux aimé donner un libre cours à cette fantaisie qui est ma façon d'interpréter la nature, fantaisie, qui selon les jours, se manifeste avec plus ou moins de mélancolie, de satire et de lyrisme, mais toujours, et autant qu'il m'est possible, avec un bon sens où il y a parfois assez de nouveauté pour qu'il puisse choquer et indigner, mais qui apparaîtra aux gens de bonne foi. »
« J'ajoute qu'à mon gré cet art sera moderne, simple, rapide avec les raccourcis ou les grossissements qui s'imposent si l'on veut frapper le spectateur. »
Revenons là-dessus : « fantaisie » qui est « façon d'interpréter le monde ». Les enfants de Coca-cola le savent peut-être encore, ce que Marx a écrit. Les philosophes ont interprété diversement le monde, il s'agit maintenant de le transformer. Là où Apollinaire n'offre qu'une interprétation moderne, en apparence délirante, de la Nature, Breton et ses amis, par les moyens de l'art, essayeront de le transformer. Là où ce film pourrait n'être qu'un divertissement plaisamment moderne, il y est moyen d'agir dessus, d'agir en tout cas sur « les gens de bonne foi » , sur ceux qui comprendra, c'est-à-dire qui voudra comprendre. C'est que faire intervenir le monde objectif et hasardeux dans l’œuvre, ce n'est révolutionnaire que dans la forme. Il faut aussi déjouer plus profondément les attentes du spectateur, qui ne sont rien d'autre que les attentes d'une idéologie, à tout le moins d'une « mentalité ». Et que ce déplacement de fond ne serve pas un effet de réel plus grand, mais une gêne : ce film est la rencontre entre l'organon de Brecht et ce qu'il y a de plus choquant, donc de plus essentiel, dans un certain surréalisme. L'organon qui disait que l'acteur devait rester acteur interprétant le rôle, et pas se fondre dans le personnage, qui disait que pour que le spectacle soit spectacle, il ne fallait pas qu'il fasse totalement illusion. Qu'il soit une critique du spectacle et que la représentation soit elle aussi la critique d'une situation. Double critique, effet de distanciation, matérialiste au fond, qui a soulevé à l'époque les indignations de mauvaise foi et les fins de non recevoir. Oui, Jean Pierre Léaud donne l'impression de jouer, non d'incarner. Oui, les jeunes femmes, questionnées avec violence et insistance, donnent l'impression d'avoir perdu le texte, de se révéler non plus comme personnage, justifié en tout et par avance par le dénouement à venir, mais semble n'être que ces corps, ces êtres que les actrices n'ont pas cessé d'être : ce ne sont pas des personnages alors, mais les personnes, les femmes, la jeune génération, qui est sommée de donner des comptes, de s'expliquer. Et à travers elles, nous. Répondre à la question : est-ce que je sais où il y a la guerre en ce moment ? N'est pas l'important. Ce n'est qu'un signe de ce qui l'est. Ce qui est important, en plus de tout ce qui vient d'être dit, c'est qu'à ne rien savoir, à ne rien lutter, à tout ressentir et à souhaiter la vie, on en vient à ne plus être grand-chose et à dire des âneries, du genre : être réactionnaire, ne pas dire amen à tout, c'est une bonne chose, c'est moderne.
Et le siècle de l'ânerie, on est en plein dedans, nous dont nos éducateurs n'ont pas connu Marx. N'ont pas même connu Breton, n'ont pas même reconnu la portée d'un Levi-Strauss. D'un Foucault. N'arrivent pas même à lire un malheureux Descartes, un malheureux Platon. N'arrivent pas même à comprendre ce film, le haïssant sans doute à bonne raison, mais sans rien en savoir. Ce n'est pas tant qu'ils manquent du courage pour affronter ce qui s'y joue, pour faire du film-critique d'une société une occasion pour une autocritique, c'est qu'ils n'ont plus les moyens de recevoir ça autrement que comme un divertissement pédant qui échoue même à être novateur.
Merde.
Le « comprenne qui voudra », montre bien que Godard, dans son désespoir, son fatalisme de bouteille à la mer, savait, comme tous les pauvres Christ, que son cri ne résonnerait pas bien longtemps. Il en est fait de lui et de son cri. Et l'avoir compris ne console de rien.
Des gens pour haïr Godard, cracher sur ce film, il y en aura toujours et de plus en plus. A part leur ennui, leur incompréhension, marques d'un accord écœurant avec notre culture, leur plat mécontentement ou leur avis qui n'engage qu'eux, qu'ont-ils à opposer ? Peuvent-ils seulement, à part par un piètre « je ne sais pas » sur lequel toute histoire à jamais se clôt, à part par une esquive malheureuse, rire gêné ou haussement d'épaule ou refus agacé, rendre compte de ce qu'ils sont ?
Et quelle attitude avoir, si ce n'est celle-là ? Celle de l'ami de Paul ? Ce révolutionnaire vieille école, qui théorise à la petite semaine, qui n'est jamais qu'un anachronisme risible ? Celle de Paul lui-même, pris entre les deux, jamais tout à fait l'un ou l'autre, mais déjà toujours trop ceci ou cela, conscient de ses contradictions, conscient de l'état du monde, conscient qu'il n'en veut pas, conscient de plus en plus qu'il est impuissant, condamné d'entrée de jeu à se déchirer ainsi jusqu'à se faire suicider ? Peut-on donner tord à quiconque de refuser un tel destin ?
On ne le peut pas. Dans un monde comme le notre où le plaisir est le critère essentiel, on ne peut rien. On ne peut plus rien, et si certaines attitudes sont plus confortables, elles n'en mènent pas moins aux mêmes impasses, aux mêmes contradictions, à la même situation impossible qui amènera ou à la mort de tout Grand Désir en l'homme, ou à l'abandon de cette société où tout n'est qu'hédonisme facile et imbécillité applaudie, où même applaudir à ce qui est conséquent n'est qu'une pose. Inconsciemment, on y creuse. Il faudra juste souhaiter que ce film, d'autres œuvres, d'autres vies, qui manifestent toutes une certaine exigence, ne soient pas oubliées d'ici là et soient même réanimées alors. C'est dans l'espoir d'un tel moment, qui peut très bien ne pas arriver, qu'il faut rejeter ce monde barbare et œuvrer dans d'autres sens que celui qu'il nous impose.