"Mais, malgré le caractère puissant et original de cette théorie, il va l'abandonner ..."

« Il y a encore à cette heure par le monde, dans les lycées, dans les ateliers mêmes, dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes des êtres jeunes, purs, qui refusent le pli. C'est à eux-seuls que je m'adresse, c'est pour eux seuls que j'entreprends de justifier le surréalisme de l'accusation de n'être, après tout, qu'un passe-temps intellectuel comme un autre. »

« C'est à l'innocence, à la colère de quelques hommes à venir qu'il appartiendra de dégager du surréalisme ce qui ne peut manquer d'être encore vivant, de le restituer, au prix d'un assez beau saccage, à son but propre. D'ici là il nous suffira, à mes amis et à moi, d'en redresser, comme je le fais ici d'un coup d'épaule la silhouette inutilement chargée de fleurs, mais toujours impérieuse. »




Voilà ce qu'écrivait Breton dans son second Manifeste, texte qui, de plus en plus, est mal lu. Les quatre critiques présentes sur ce site ne font pas exception. Les insuffisances des unes tiennent aux normes supposées de l'exercice, et à la paresse qu'elles autorisent. Celle des autres à la bêtise de leur auteur. Je ne pointerai rien du doigt, je ne redresserai aucun tord. La parole de Breton se suffit à elle-même. Parole méconnue, aujourd'hui encore.
Méconnaissance éternelle, indécrottable, du surréalisme ; il « suffit » pourtant d'y lire. Méconnaissance de son histoire et de son contexte ; Maurice Nadeau vient, là-dessus, au secours de tout esprit curieux et juste. Méconnaissance surtout de ses conséquences.

Et le surréalisme réside entièrement dans ses conséquences.

C'est qu'on réduit trop souvent le surréalisme à ses méthodes, méthodes qui du reste étaient suivies au début du mouvement, dont ils se sont dépris après. Ces méthodes étant surtout là pour réformer l'esprit, pour l'aiguiser. Méthodes qu'on a fini par prendre au sérieux, alors que l'essentiel étaient de simples jeux, et devaient avoir cette nature ludique, ces vertus récréatives. Jeux sérieux pourtant, grand sérieux ne rechignant pas à l'ironie. Sérieux dans ses effets, dans ses conséquences, plaisants dans ce qu'ils autorisent comme liberté—les coudées franches.

Les effets du surréalisme résident dans le merveilleux, l'émotion enchanteresse, parfois angoissante, qui se révèle à l'improviste dans cette chose simple qui n'est rien rien d'autre que la rencontre. Rencontre qu'on espère parfois toute une vie, en vain, rencontre qui ne surgit que de surcroît, par chance. Les méthodes surréalistes, les jeux, l'automatisme, les sommeils, les promenades, cette recherche méthodique des hasards de la vie, ont pour but de multiplier, dans tous les domaines possibles, les échéances, les moments où le hasard va venir offrir ces possibilités de rencontre, dont l'effet premier est de venir détricoter la trame de l'existence ordinaire, y révéler des trous, à travers lesquels une autre vie pourra être entrevue. Trous qu'ils suffira ensuite de faire grandir. Rideau déchiré qu'il suffira de laisser derrière soi. Franchissement, vie non pas plus libre, mais libre absolument.

Quelle est cette trame ordinaire, dont le tissus solide est de ceux qui servent à la confection des chemises de contention ? Cette trame, comme on dit tramée, c'est à dire toujours jouée contre nous ? C'est l'existence raisonnable, étriquée, corsetée, asphyxiée, plus terrible, plus criminelle encore quand elle permet d'y trouver un bonheur à peine illusoire. C'est la vie des braves gens. Toute occupée à obéir aux mille injonctions de la vie quotidienne : achetez ce parfum vous serez un homme, achetez ce costume, vous serez admirés, achetez des fleurs, vous serez aimés, taisez-vous, vous serez bons élèves, dites bonjour vous serez polis, courbez l'échine, vous aurez une augmentation, travaillez vous serez quelqu'un. Qui ? On ne vous le dit pas. Pourquoi être admiré ou aimé, pourquoi être ceci et cela, plutôt que n'être rien, ou autre chose, on ne vous le dis pas. Remettez ça en question, on rira, pensant à une plaisanterie. Insistez, osez insister, et vous verrez. Osez remettre le monde en question, sincèrement, entièrement, osez faire de votre vie cette remise en question, et vous verrez. Entraînez-vous d'abord à crever la faim. A être montré du doigt, à être abandonné. Le surréalisme n'est pas un jeu intellectuel qui laisse la vie, à côté, se mener comme elle va. Elle est une position, comme on parle de position militaire, sûre, stable, bien défendue, à partir de laquelle la liberté humaine peut-être reconquise.


Il y a une chose à ne pas oublier. C'est que Breton avait devant lui un brillant avenir de médecin. Comme Aragon. Qu'il s'est détourné de cet avenir, qu'il a été abandonné des siens, que pendant un temps il a crevé la faim. Pour avoir refusé la vie qu'on avait tracée pour lui, pour refuser même les ornières de la raison et de la logique, pour avoir dit que la vie devait être vécue pour développer pour soi, et pour ceux qui en veulent, ce qui sera appelé plus tard par d'autres la « subjectivité radicale », et qui dans sa bouche à lui n'était encore que la liberté. Une liberté d'iconoclastes et de fous, de chercheurs infatigables qui cherchent à fondre ensemble les contraires, ces chimères obscures et politiques, qui refusent les enchantements du concept, et le respect dans lequel on les tient, pour faire du langage la matière d'une affirmation d'un tout autre genre : non pas soumission consentie aux objectivations du mot, mais rayonnement du Je (non du Moi, pour dire les choses à la manière de Lacan) vers l'extérieur. En un mot : « changer la vie ».

C'est pour cela qu'il s'en remet entièrement à des individus fiers et farouches, dotés de l'innocence des enfants, de l'absence de limites et d'a priori qui les caractérisent. Ce qui signifie : des individus neufs qui ne le prendront pas pour un pape, qui ne prendront pas ses œuvres et ses méthodes comme des fins en soi, mais qui se serviront de ce qu'il a créé pour créer de nouveau, aller plus loin, répondre aux inconforts de l'époque par ce qui, dans le surréalisme, sera encore vivant, nécessaire. Laissant le reste de côté. Breton n'institue pas, il initie.

Nous vivons aujourd'hui à une époque qui, plus qu'aucune autre, a besoin de réactiver le surréalisme, comme esprit, comme conséquence. Qui plus qu'aucune autre a besoin de frotter son impuissance aux textes de Breton. Ils sont lourds, ces textes, d'une accusation qui vient moins d'eux-mêmes, moins de leur auteur, que de nous-mêmes. Qui ne se sent pas lâche et coupable face à eux peut-être n'est pas taillé encore pour les lire. Ou ne l'est plus.

Des hommes farouches, donc. Comme j'aimerai faire partie de ces homme-là, de cette mauvaise troupe. Mais je n'en ai pas la force. Tant pis. Je ne peux être qu'un autre suiveur là il faudrait avoir l'audace d'être un nouveau fondement. Je ne fonde rien et malgré mon badge qui l'atteste, je ne suis pas un bâtisseur.
Dali, lui, a été un tel homme. Pas d'objet surréaliste sans lui. Et sans sa méthode paranoïa-critique, qui n'est pas un concept comme certains commentateurs demeurés ont eu la bêtise de le dire, pas de renouveau surréaliste après les grandes purges de la fin des années 20.
Ginsberg, Burroughs l'ont été aussi. Admirablement. Burroughs surtout, qui n'a pas hésité à sombrer, et dont les différentes méthodes de déstructuration du langage, élaborées avec Gysin, retrouvent ce que déjà Apollinaire, Dada et les surréalistes avaient fait par jeu, par provocation ou par souci de renouveler le langage poétique, en les gonflant de nouvelles théories sur la langue et le pouvoir. Tout ça est encore d'actualité.
Jean-Jacques Lebel a été un de ces hommes violents et joyeux qui a porté le surréalisme vers d'autres formes, d'autres discours, avec une passion furieuse et viscérale pour la liberté.
Isidore Isou l'a été aussi, enfant fou, qui a ouvert la voie aux démarches les plus admirables, réalisant ainsi dans les années 50 avec ses amis un oracle prononcé en 1934 par les surréalistes belges dans « Intervention Surréaliste »  que je pourrai citer en entier, dont je ne donnerai qu'une simple phrase, qui a elle-seule résume le tout :

« Songez comme il serait grisant de pouvoir proposer à la meilleure partie de la jeunesse la perturbation bien préparée et systématique des saints offices, baptêmes, communions, funérailles, etc. » phrase qui trouva, près de 20 ans plus tard l'éclatante réalisation lorsqu'un homme déguisé entra à Notre-Dame proclamer la mort de Dieu. Grisant. Grisant. Grisant.

Les gens sont bêtes, ce n'est pas nouveaux. Courbent l'échine sous l'écrasant « tu dois », et de nous jours, il est récurrent, normal, attendu, de cracher ses glaires à la face de lion de Breton. Il le faut. Ce n'est pas nouveau. C'est un des effets désastreux du populisme : plutôt que de dire pourquoi les Breton, les Sartre, les Freud, les Derrida, les Foucault, etc. sont des grands hommes, on coupe les têtes qui dépassent et on installe les « gens simples » dans leur confort (cette absence d'effort) médiocre et satisfait : Freud et Foucault ? Des pervers. Sartre ? Un con hideux qui en a voulu à la terre entière pour sa laideur et s'en est vengé en textes illisibles et en mauvais choix politiques. Breton ? Derrida ? Verbiages absurdes, pas même plaisants, qu'il faut faire semblant d'admirer pour passer pour un intellectuel.
Un jour viendra pourtant où, vers 50 ans, ces mêmes détracteurs imbéciles auront l'occasion de sortir de leur indigence en se posant une simple question : « qu'ai-je donc fait de ma vie ? »
Alors peut-être retomberont-ils sur Breton, et l'aimeront-il, cet homme agaçant qui n'a jamais eu à rougir face à cette même question. Qu'a-t-il fait de sa vie, lui ? Il l'a vécue et l'a mise au service des autres, indiquant toutes les voies découvertes qui mènent à la liberté, ne mentant à aucun moment sur les difficultés encourues (toutes ces pages sur le désespoir et l'abattement !), présentant tous les fruits qu'on en tire, aidant chacun à se trouver et à suivre sa propre route, comme l'attestent tous les témoignages de ceux qui l'ont croisé (pas de négritude sans Breton!), comme l'attestent ces manifestes, ainsi que tous ses autres écrits. Encore faut-il savoir y lire.
lociincerti
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le 20 févr. 2013

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Loci Incerti

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